Le migrant comme autre radical dans les
politiques extérieures de l’UE
Note auteur :
Leila Mouhib est docteure en sciences politiques de
l’Université libre de Bruxelles. Elle
travaille principalement sur les relations extérieures de l’Union européenne,
les relations entre le monde arabe et l’Europe, et sur la promotion de la
démocratie. Elle est Maître de
conférences à l’ULB et coordinatrice de l’Université euro-méditerranéenne, qui
réunit chaque été une cinquantaine d’étudiants des deux rives de la Méditerranée.
Cet article a été diffusé dans La Revue Nouvelle en juin/juillet 2014
Introduction
Depuis la fin de la Guerre froide, et le développement de la
politique étrangère européenne après le traité de Maastricht, on observe un
phénomène de sécurisation et d’externalisation des migrations par l’Union
européenne, phénomène qui a d’importantes répercussions en termes de droits
humains : violation des droits des demandeurs d’asiles dans les pays aux
portes de l’UE, comme le Maroc ou la Libye, violences policières (allant
jusqu’au meurtre) à l’encontre des migrants, déportations collectives depuis le
nord du Maroc jusque dans le désert du Sahara, etc.
Ces violations flagrantes des droits humains à l’encontre
des migrants ont lieu dans les pays du « voisinage », comme le
Maroc. Dans les discours européens sur
la promotion de la démocratie dans ces mêmes pays du voisinage, les migrants sont clairement
présentés comme une catégorie vulnérable, tout comme les femmes, les enfants,
les minorités ; catégorie vulnérable qui nécessiterait une attention
particulière dans la mise en œuvre des politiques européennes de
démocratisation. Toutefois, quand ces
politiques sont mises en œuvres, il semble que les migrants soient plutôt
oubliés dans les projets et les financements.
Cette double dimension est interpellante ; elle nous
permet de tirer un constat sur le rapport à l’autre construit par l’UE. En effet, l’interaction entre politiques
migratoires et politiques de démocratisation de l’Union européenne reflète la
construction interne d’un « autre » au niveau européen. Chaque communauté politique se construit sur
une distinction « nous/eux », « inclus/exclus »,
« ami/ennemi ». Nos
démocraties libérales n’ont jamais été une exception, et si le sujet passif de
l’exclusion change régulièrement de visage, la figure persiste comme une
caractéristique fondamentale de la cohésion sociale. Les étrangers
« illégaux » symbolisent la figure de l’exclus des sociétés
démocratiques européennes.
Dès lors, l’absence des migrants dans les politiques
européennes de démocratisation s’explique par les idées et les représentations
générales sur la communauté politique et les migrants. Les politiques européennes de démocratisation
seraient, d’une part, limitées par une conception de la communauté politique
comme divisée entre les nationaux et les autres (les migrants) et
contribueraient, d’autre part, à perpétuer et réifier ces représentations.
1.Sécurisation
et externalisation des migrations : conséquences pour les droits de
l’homme aux frontières de l’UE
Deux notions sont essentielles pour comprendre les politiques
de migration menées par l’Union européenne et ses États membres :
externalisation et sécurisation.
Depuis les années 1980, la question des migrations a connu
un processus d’européanisation, avec la constitution progressive de politiques
communes en la matière. À partir des
années 1990, l’Union européenne a entamé un processus d’externalisation de la
gestion des migrations, avec les accords de réadmission[1]
ou l’externalisation des demandes d’asile aux frontières de l’Europe.
Cette volonté d’externaliser la gestion des migrations, de
tenir éloigné cet « autre » indésirable qu’est le migrant est lié à
deux processus sous-jacents : un processus de sécurisation, qui contribue
à construire le migrant comme une menace pour la société d’accueil, et qui
permet à son tour la construction du migrant comme « autre radical »
pour reprendre les termes de David Campbell, dans son ouvrage « Writing
security. United States Foreign Policy
and the Politics of Identity ». Campbell
analyse la façon dont la politique étrangère américaine se constitue, et
présente la politique « étrangère », c’est-à-dire la politique
« de l’étranger », et la construction de l’altérité comme un élément
constitutif de l’identité. Selon
Campbell, l’identité ne se construit que de façon performative[2], en
relation avec la différence. Ni
l’identité, ni les questions de sécurité, ni tout ce qui pourrait constituer un
danger, n’existent comme des éléments prédéfinis et isolés. Ils contribuent mutuellement à se construire
l’un l’autre, sur la base de représentations et d’interprétations, et pas sur
des faits matériels indépendants de toute réalité sociale. En d’autres mots, l’identité est construite
de façon performative par un discours sur les dangers qui menacent cette
identité, qui est présentée comme stable.
La notion de danger est intrinsèque à la représentation de l’altérité.
La politique étrangère, ou la politique de l’étranger, crée des barrières, des
frontières entre soi et un autre supposément dangereux. Campbell met en évidence l’importance de la
représentation d’un « corps politique » qui serait
« sain », et serait menacé par cet autre radical, soit sur une base
socio médicale ou barbare.
Les phénomènes d’externalisation et de
sécurisation ont des conséquences en termes de droits humains, qui ont déjà été
évoquées. Ces politiques résultent
délibérément dans la déportation d’étrangers dans des pays où les normes de
protection sont bien plus basses qu’au sein de l’UE. Les personnes d’origine sub-sahariennes
transitant par le Maroc sont les premières victimes.
Il existe un programme thématique de l’UE visant à
organiser les politiques en matière de migration et les relations avec les pays
tiers sur ce sujet. Ce programme thématique finance des projets sur les droits
des migrants, mais toujours dans la perspective suivante : si les droits
des migrants sont pris en compte, c’est d’abord pour améliorer le cadre
juridique des pays de transit, et donc, justifier et accentuer
l’externalisation. Quelles observations
peut-on tirer de ces projets sur les droits des migrants dans l’Instrument
financier sur les migrations ?
D’abord, les acteurs financés sont généralement des ONG
européennes. La démarche est la suivante :
il s’agit pour ces ONG d’aller « apprendre » aux ONG marocaines que
les migrants ont des droits et qu’il faut les respecter. Ensuite, ces projets (leur intitulé, leur
description, leur contenu) intègrent une distinction sous-jacente véhiculée par
le discours européen : la distinction entre citoyens, d’une part, et
migrants, d’autre part. Même s’ils ont
des droits, les migrants ne sont pas considérés comme des citoyens, et cela
résulte en leur exclusion du fonctionnement « normal » de la
société. Une place à part leur est
assignée, et on observe une réification de cette distinction
nationaux/étrangers.
2.Les
politiques européennes de démocratisation : et les migrants ?
Parallèlement au développement de cette politique migratoire
commune, l’Union européenne a développé une politique de promotion de la
démocratie dans les pays tiers. À partir
du traité de Maastricht, divers instruments ont été développés : dialogue
politique, observation électorale, conditionnalité, aides financières,
etc. Dans ce contexte, est créé en 2006
l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH), un
instrument qui sert à financer des projets de la société civile dans les pays
tiers.
Lorsque l’on s’intéresse aux documents fondant l’IEDDH, le
migrant y est clairement présenté comme une catégorie vulnérable, qui nécessite
une attention particulière. Toutefois,
le migrant disparaît complètement dans tous les documents de mise en œuvre et
les projets financés. Ce qui apparaît
clairement, au fil de la mise en œuvre, c’est que les programmes de
démocratisation de l’UE s’adressent d’abord aux citoyens et ont pour objectif
de renforcer leur participation à la société.
Les migrants, eux, sont exclus ; leur présence n’est pas considérée
comme une composante durable des sociétés (alors même que le Maroc devient de
plus en plus un pays d’immigration).
Le modèle de société démocratique proposé par l’UE implique
une distinction « nationaux/autres », et tend à réifier cette
distinction en l’imposant par les discours et les pratiques.
Conclusion
Discours et pratiques se nourrissent mutuellement. D’une part, les représentations identitaires
européennes sont basées sur l’exclusion du migrant du corps politique ;
ces structures mentales et discursives contraignent les pratiques observables
tant dans les politiques de migration que dans les politiques de démocratisation.
D’autre part, les pratiques d’exclusion et de
différenciation entre migrants et citoyens sont perçues comme automatiques,
naturelles ; elles viennent renforcer les représentations évoquées
ci-dessus.
En considérant le migrant comme « autre »,
extérieur au corps social et politique, radicalement différent, on ouvre la
voie à des pratiques d’exclusion ayant des conséquences directes en termes de
droits humains.
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