mardi 16 juin 2015

Le migrant comme autre radical dans les politiques extérieures de l’UE (Léila Mouhib)

Le migrant comme autre radical dans les politiques extérieures de l’UE

Note auteur :
Leila Mouhib est docteure en sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles.  Elle travaille principalement sur les relations extérieures de l’Union européenne, les relations entre le monde arabe et l’Europe, et sur la promotion de la démocratie.  Elle est Maître de conférences à l’ULB et coordinatrice de l’Université euro-méditerranéenne, qui réunit chaque été une cinquantaine d’étudiants des deux rives de la Méditerranée.

Cet article a été diffusé dans La Revue Nouvelle en juin/juillet 2014

Introduction

Depuis la fin de la Guerre froide, et le développement de la politique étrangère européenne après le traité de Maastricht, on observe un phénomène de sécurisation et d’externalisation des migrations par l’Union européenne, phénomène qui a d’importantes répercussions en termes de droits humains : violation des droits des demandeurs d’asiles dans les pays aux portes de l’UE, comme le Maroc ou la Libye, violences policières (allant jusqu’au meurtre) à l’encontre des migrants, déportations collectives depuis le nord du Maroc jusque dans le désert du Sahara, etc. 
Ces violations flagrantes des droits humains à l’encontre des migrants ont lieu dans les pays du « voisinage », comme le Maroc.  Dans les discours européens sur la promotion de la démocratie dans ces mêmes pays du  voisinage, les migrants sont clairement présentés comme une catégorie vulnérable, tout comme les femmes, les enfants, les minorités ; catégorie vulnérable qui nécessiterait une attention particulière dans la mise en œuvre des politiques européennes de démocratisation.  Toutefois, quand ces politiques sont mises en œuvres, il semble que les migrants soient plutôt oubliés dans les projets et les financements.
Cette double dimension est interpellante ; elle nous permet de tirer un constat sur le rapport à l’autre construit par l’UE.  En effet, l’interaction entre politiques migratoires et politiques de démocratisation de l’Union européenne reflète la construction interne d’un « autre » au niveau européen.  Chaque communauté politique se construit sur une distinction « nous/eux », « inclus/exclus », « ami/ennemi ».  Nos démocraties libérales n’ont jamais été une exception, et si le sujet passif de l’exclusion change régulièrement de visage, la figure persiste comme une caractéristique fondamentale de la cohésion sociale. Les étrangers « illégaux » symbolisent la figure de l’exclus des sociétés démocratiques européennes.
Dès lors, l’absence des migrants dans les politiques européennes de démocratisation s’explique par les idées et les représentations générales sur la communauté politique et les migrants.  Les politiques européennes de démocratisation seraient, d’une part, limitées par une conception de la communauté politique comme divisée entre les nationaux et les autres (les migrants) et contribueraient, d’autre part, à perpétuer et réifier ces représentations.

1.Sécurisation et externalisation des migrations : conséquences pour les droits de l’homme aux frontières de l’UE

Deux notions sont essentielles pour comprendre les politiques de migration menées par l’Union européenne et ses États membres : externalisation et sécurisation.
Depuis les années 1980, la question des migrations a connu un processus d’européanisation, avec la constitution progressive de politiques communes en la matière.  À partir des années 1990, l’Union européenne a entamé un processus d’externalisation de la gestion des migrations, avec les accords de réadmission[1] ou l’externalisation des demandes d’asile aux frontières de l’Europe.
Cette volonté d’externaliser la gestion des migrations, de tenir éloigné cet « autre » indésirable qu’est le migrant est lié à deux processus sous-jacents : un processus de sécurisation, qui contribue à construire le migrant comme une menace pour la société d’accueil, et qui permet à son tour la construction du migrant comme « autre radical » pour reprendre les termes de David Campbell, dans son ouvrage « Writing security.  United States Foreign Policy and the Politics of Identity ».  Campbell analyse la façon dont la politique étrangère américaine se constitue, et présente la politique « étrangère », c’est-à-dire la politique « de l’étranger », et la construction de l’altérité comme un élément constitutif de l’identité.  Selon Campbell, l’identité ne se construit que de façon performative[2], en relation avec la différence.  Ni l’identité, ni les questions de sécurité, ni tout ce qui pourrait constituer un danger, n’existent comme des éléments prédéfinis et isolés.  Ils contribuent mutuellement à se construire l’un l’autre, sur la base de représentations et d’interprétations, et pas sur des faits matériels indépendants de toute réalité sociale.  En d’autres mots, l’identité est construite de façon performative par un discours sur les dangers qui menacent cette identité, qui est présentée comme stable.  La notion de danger est intrinsèque à la représentation de l’altérité. La politique étrangère, ou la politique de l’étranger, crée des barrières, des frontières entre soi et un autre supposément dangereux.  Campbell met en évidence l’importance de la représentation d’un « corps politique » qui serait « sain », et serait menacé par cet autre radical, soit sur une base socio médicale ou barbare. 
Les phénomènes d’externalisation et de sécurisation ont des conséquences en termes de droits humains, qui ont déjà été évoquées.  Ces politiques résultent délibérément dans la déportation d’étrangers dans des pays où les normes de protection sont bien plus basses qu’au sein de l’UE.  Les personnes d’origine sub-sahariennes transitant par le Maroc sont les premières victimes.
Il existe un programme thématique de l’UE visant à organiser les politiques en matière de migration et les relations avec les pays tiers sur ce sujet. Ce programme thématique finance des projets sur les droits des migrants, mais toujours dans la perspective suivante : si les droits des migrants sont pris en compte, c’est d’abord pour améliorer le cadre juridique des pays de transit, et donc, justifier et accentuer l’externalisation.  Quelles observations peut-on tirer de ces projets sur les droits des migrants dans l’Instrument financier sur les migrations ?  D’abord, les acteurs financés sont généralement des ONG européennes.  La démarche est la suivante : il s’agit pour ces ONG d’aller « apprendre » aux ONG marocaines que les migrants ont des droits et qu’il faut les respecter.  Ensuite, ces projets (leur intitulé, leur description, leur contenu) intègrent une distinction sous-jacente véhiculée par le discours européen : la distinction entre citoyens, d’une part, et migrants, d’autre part.  Même s’ils ont des droits, les migrants ne sont pas considérés comme des citoyens, et cela résulte en leur exclusion du fonctionnement « normal » de la société.  Une place à part leur est assignée, et on observe une réification de cette distinction nationaux/étrangers.

2.Les politiques européennes de démocratisation : et les migrants ?

Parallèlement au développement de cette politique migratoire commune, l’Union européenne a développé une politique de promotion de la démocratie dans les pays tiers.  À partir du traité de Maastricht, divers instruments ont été développés : dialogue politique, observation électorale, conditionnalité, aides financières, etc.  Dans ce contexte, est créé en 2006 l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH), un instrument qui sert à financer des projets de la société civile dans les pays tiers.
Lorsque l’on s’intéresse aux documents fondant l’IEDDH, le migrant y est clairement présenté comme une catégorie vulnérable, qui nécessite une attention particulière.  Toutefois, le migrant disparaît complètement dans tous les documents de mise en œuvre et les projets financés.  Ce qui apparaît clairement, au fil de la mise en œuvre, c’est que les programmes de démocratisation de l’UE s’adressent d’abord aux citoyens et ont pour objectif de renforcer leur participation à la société.  Les migrants, eux, sont exclus ; leur présence n’est pas considérée comme une composante durable des sociétés (alors même que le Maroc devient de plus en plus un pays d’immigration).
Le modèle de société démocratique proposé par l’UE implique une distinction « nationaux/autres », et tend à réifier cette distinction en l’imposant par les discours et les pratiques.

Conclusion

Discours et pratiques se nourrissent mutuellement.  D’une part, les représentations identitaires européennes sont basées sur l’exclusion du migrant du corps politique ; ces structures mentales et discursives contraignent les pratiques observables tant dans les politiques de migration que dans les politiques de démocratisation.
D’autre part, les pratiques d’exclusion et de différenciation entre migrants et citoyens sont perçues comme automatiques, naturelles ; elles viennent renforcer les représentations évoquées ci-dessus.
En considérant le migrant comme « autre », extérieur au corps social et politique, radicalement différent, on ouvre la voie à des pratiques d’exclusion ayant des conséquences directes en termes de droits humains.



[1]     Dans un accord de réadmission, l’état tiers s’engage à accepter sur son territoire le retour de ses nationaux, mais aussi de toutes les autres personnes ayant transité sur le territoire.

[2]     « Dire, c’est faire »

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