Des visages, des figures : rendre visible
l’invisible
Par Florence Delmotte (Crespo/USL-B)
Cet article est paru dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014
« Nous allons
voir des matches de football, et plus des combats de gladiateurs ». Par
ces mots, le sociologue d’origine juive allemande Norbert Elias (1897-1990)
résumait, dans La solitude des mourants, ce
qui lui apparaissait comme un progrès, timide mais essentiel, de l’humanité
tout entière. Comme nulle autre sans doute, la société contemporaine rejette
vieillards et malades du monde des vivants. Toutefois, vivant depuis des
siècles au sein d’États certes souvent en guerre mais fondés sur l’interdiction
légale de la violence privée, nous supporterions moins que jamais le crime et
la souffrance d’autrui et commencerions à comprendre que, dans ce monde depuis
longtemps globalisé, nous dépendons de plus en plus les uns des autres. Nous
serions arrivés non pas à éradiquer le mal que les humains peuvent causer à
d’autres humains – comment le prétendre, parlant du XXe siècle,
surtout quand on a été comme Elias condamné à l’exil dès 1933, malgré cela
interné en 1940 sur l’île de Man en tant qu’Allemand, orphelin d’Auschwitz et
apatride pendant plus de 20 ans ? Au moins serions-nous parvenus à mieux
identifier les « grandes catastrophes » et souhaiterions-nous éviter
leur reproduction avec plus de fermeté que jadis. En un mot, nous aurions
appris à nous mettre à la place d’un autre de plus en plus éloigné et différent
de nous. Après 1945, le projet européen, associant des anciens ennemis,
semblait même vouloir œuvrer à la disparition de cette catégorie politique.
La partition du
monde en amis et en ennemis, cette « vision conflictualiste » dont
parle Denis Duez dans ce même numéro, l’Europe est pourtant loin de l’avoir
éradiquée. Pis, selon lui « elle transpire, parfois explicitement, des
discours et documents européens », en premier lieu ceux qui concernent la
politique des frontières. Comme si celle-ci, « en identifiant une menace
commune, celle d’un sans-papiers ou d’un “clandestin” détournant à son profit
des emplois ou des biens sociaux en voie de raréfaction », permettait
d’offrir, enfin, un principe d’identification, un « nous », aux
citoyens d’Europe, à travers la désignation, la stigmatisation et le rejet d’un
« eux » menaçant et flou, envahissant et sans figure.
À l’opposé de cette
vision, la lutte en faveur de la reconnaissance des droits des sans-papiers
doit tout ou presque aux militants de la cause, avec ou sans papiers. À ceux
qui se soucient de pérenniser le mouvement, d’assurer sa reconnaissance comme
force politique, de faire bouger le rapport de force. À ceux qui se sont jetés
souvent corps et âme dans ce combat, de petites victoires en grandes
désillusions, de procès en procès. Au risque pour certains de sombrer, à force
d’assumer seuls ce qui est de notre responsabilité à tous et constitue d’abord notre échec, à nous qui n’avons pas vécu
les descentes de police au petit matin, les expulsions forcées, l’aéroport,
Semira Adamu, morte. Mais si le héros est aussi, dans le Talmud,
« celui qui fait d’un ennemi un ami », chacun a un rôle à jouer dans
l’histoire, qui consiste d’abord à rendre ou à reconnaître un visage à ces humains
sans papiers.
En 2009, les
Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), petite université bruxelloise,
décidaient d’accueillir une cinquantaine de sans-papiers. Mamane (dit Ibrahim),
Abdel, Léon, Guy, Isabelle, leurs compagnons et leurs enfants faisaient
jusque-là partie d’un groupe plus large basé à l’ULB mais refusaient la
solution radicale d’entreprendre une grève de la faim. Le 9 mars 2009 vers
15h00, le recteur, des membres du personnel et quelques étudiants attendaient
ainsi, sur le trottoir du boulevard du Jardin botanique, ceux qu’on appellera
un temps « les sans-papiers de Saint-Louis », qui allaient occuper
six mois durant la salle de sport située, au cœur de l’établissement, à côté de
la bibliothèque. Cette occupation connut ses moments difficiles, compte tenu
surtout des atermoiements des responsables politiques, dont les fausses
promesses semblaient condamner les sans-papiers à la division. Mais ces six
mois furent aussi une leçon de solidarité et de vie, sans précédent dans
l’histoire de Saint-Louis. Le quotidien de cette rencontre a été filmé par
trois jeunes réalisateurs, Céline Darmayan, Origan Canella et Sébastien Calvez,
dans le Film 9 Ter. Il se retrouve
également dans des milliers de mails échangés par des dizaines de personnes et
évoquant notamment, depuis l’attente fébrile de nos hôtes, l’organisation
colossale qu’a nécessitée l’accueil des sans-papiers pour une institution comme
les FUSL (devenues depuis « l’Université Saint-Louis »). Ces mails
expliquent comment on a refait des douches, connecté des ordinateurs, engagé
des portiers pour assurer la sécurité des sans-papiers le week-end et la nuit,
planifié des visites guidées de Bruxelles, prévu des cours de langue, organisé
des permanences, assuré le ravitaillement, etc.
Bien sûr, il y
avait à Saint-Louis, au départ, une poignée de collègues tout acquis à la cause
qui ont facilement réussi à en convaincre d’autres. Bien sûr, tout le monde
n’était pas d’accord pour accueillir des sans-papiers aux Facultés, fût-ce
trente (ils seront parfois près de cent), fût-ce pour quelques semaines (qui
ont duré six mois). Bien sûr, il y aura, tout au long, de sérieux dissensus
relatifs à la radicalisation du mouvement, aux conséquences de l’accueil, aux
conditions de sa prolongation. Mais surtout il y a, à l’arrivée, un engagement,
au sens fort, exceptionnel et croissant, des autorités académiques au personnel
d’entretien, des services administratifs aux étudiants et aux professeurs, de
l’aumônier aux chercheurs, toutes convictions religieuses et politiques
présentes et confondues sinon également représentées.
« L’esprit des
lieux » seul ne saurait rendre compte de l’évidence avec laquelle certains ont, à différents niveaux,
littéralement fait tout ce qui était « en leur pouvoir » pour – ce
sont les mots du recteur de l’époque dans un message adressé à la communauté
universitaire au lendemain de l’arrivée des « occupants » – « participer à cette opération
humanitaire d’urgence » et « apporter
leur soutien logistique ou moral » à cette « juste cause ». Ce qui explique cette mobilisation aussi
spontanée qu’inattendue, c’est bien plutôt la présence proche et sensible de
ces « “sans-papiers”,
principalement des Africains de différents pays d’Afrique noire et des
Équatoriens, souvent en couple, certains même avec de jeunes enfants », pour
encore citer le recteur des FUSL. Le fait de partager un thé, un peu de leur
détresse, une bonne nouvelle, ou même seulement pendant six mois un couloir
avec « eux » : des hommes, des femmes, des couples et des jeunes
enfants « sans papiers ». Si tout fut fait pour aider à ce qu’ils les
obtiennent, ces papiers, la prise de conscience par certains du caractère
absurde de cette privation, la sortie de l’indifférence d’acteurs qui ne seront
jamais des militants est une autre petite victoire de cette période. Une goutte
d’eau, certes, mais qui contribue à « montrer la face privée de problèmes
publics » (Gusfield), à rappeler aux individus leur capacité de s’émouvoir
du sort d’autrui et de coopérer.
Flux, vagues,
quotas, soldes, stocks. L’un des grands mérites de certaines études
scientifiques est de mettre en lumière la réduction, par les politiques
migratoires, des migrants à des chiffres, à de l’eau, à des choses. La lutte en
faveur des sans-papiers a besoin qu’on rappelle sans
relâche, puisque besoin en est, l’humanité des migrants et de ceux qui les
accueillent. Que, derrière les chiffres et les statistiques, au lieu de
vagues et de flux, il y a des individus qui ont un nom et une vie. Qu’ils sont des femmes, des hommes et des enfants « comme les
autres ». Ou plutôt : qu’ils sont des nôtres. L’histoire des
sans-papiers n’a pas besoin de martyrs. Elle n’en compte que trop. Elle a
besoin de visages.
Sur la photo,
Mamane Ibrahim, né le 20 mars 1980 à Maradi, Niger, pays qu’il a quitté en 2002
pour arriver en Belgique en 2005 après avoir traversé des déserts, pose avec
mon fils, Marcel Louis Ibrahim, à l’occasion du premier anniversaire de
celui-ci, le 6 août 2010. Connaissant sa discrétion, je le remercie d’avoir
accepté que je parle de lui et que je publie cette image. Nous nous sommes
rencontrés à Saint-Louis en 2009 dans le contexte de l’occupation. Son pays
d’origine n’était même plus capable de prouver son existence. Je l’ai connu
luttant au nom d’un groupe que n’unit ni l’origine, ni la langue, ni la
religion, aucun de ces leurres dont on prétend qu’ils fondent les communautés
politiques. Se battant pour que soient régularisés des compagnons en meilleure
posture que lui parce que parents, travailleurs, malades, ou depuis plus
longtemps là. Nous rappelant le sens de la liberté, de l’égalité, de la
démocratie et de la politique. Offrant à tous ce qu’il n’avait pas pour
lui-même : l’espoir. À la différence de la plupart des ex-sans-papiers de
Saint-Louis, Mamane n’a pas encore obtenu son permis de séjour pour cinq ans,
contrairement à la promesse qui lui avait été faite en 2010 ; sa
« carte » doit donc être renouvelée chaque année. Il travaille pour
l’association Convivial où il est heureux d’accompagner des réfugiés et des demandeurs
d’asile. Inch Allah, comme il dit,
son premier enfant naîtra en Belgique à l’été 2014. C’est une fille.
[1] « Des visages,
des figures » : on reconnaîtra le titre d’une chanson de Noir Désir
qui, sans faire référence aux migrants apparemment, évoque le
« Désert » et un « Homme à la mer ». « Rendre
visible l’invisible » était par ailleurs le titre de l’exposition des
travaux d’étudiants de La Cambre-Architecture accueillie du 27 mars au 4 mai
2009 aux Facultés universitaires Saint-Louis. Sur l’initiative de Christine
Schaut, professeure à Saint-Louis et membre du Comité de soutien aux
sans-papiers, les étudiants de l’atelier « Arts et Paysages » de
Patrice Neirinck avaient pensé des interventions pour rendre visible la cause
des Sans-Papiers dans l’espace public.
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