mardi 16 juin 2015

Infrastructure et rapports de force. Réflexions à partir du mouvement des Afghans. (Camille Reyniers et Grégory Meurant)

Infrastructure et rapports de force. Réflexions à partir du mouvement des Afghans.
Par Camille Reyniers est doctorante au Centre d’Anthropologie Culturelle de l’ULB. Gregory Meurant est sociologue et assistant social en maison médicale. Il a réalisé son mémoire de fin d'étude sur l'aide médicale urgente pour les personnes en séjour irrégulier. Ils ont tous les deux été des membres actifs du comité de soutien au Collectif des Afghans (2013-2014).

Cet article a été diffusé dans La Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014

Introduction

Le 8 mars 2013, un collectif composé de plusieurs de centaines de personnes afghanes, essentiellement des familles, se rassemblait devant le bureau de la secrétaire d’état à l’asile et à la migration. Il revendiquait l’octroi du statut d’asile et dénonçait le danger des expulsions vers l’Afghanistan. L’initiative lance une dynamique forte et les actions s’intensifient sur plusieurs terrains. Au cours de l’année 2013, on a pu voir les afghans marcher dans les trois régions, se rendre dans les écoles et participer à des évènements culturels, s’inviter dans les administrations ou les partis politiques, occuper des bâtiments vides ou encore entamer des grèves de la faim.
Actuellement, le « mouvement des afghans » est reconnu en tant que mouvement social en raison de la composante politique qu’il a donné à l’action collective[1]. Eric Neveu[2] explique que l’action collective est une mobilisation des énergies pour une revendication et une volonté de peser collectivement sur les formes de la vie sociale. Elle devient un mouvement social si elle fait appel aux autorités politiques pour répondre à la cause qu’elle défend.
Cet article part de cette définition du mouvement social pour réfléchir à la construction d’un rapport de force dans le cas spécifique de l’occupation de bâtiments vides. A travers leurs expériences personnelles en tant que membres du comité de soutien des afghans, les auteurs abordent le fonctionnement du comité à différents moments d’occupation. Pour cela, ils analysent la composition et le mode d’organisation du comité de soutien, ainsi que les modalités d’entrée de ses membres dans l’action.  

L’action collective

Le 8 septembre 2013, le collectif des Afghans a investi un bâtiment à l’abandon qui est utilisé par le SAMU social pour loger les personnes sans domicile fixe pendant l’hiver. Quelques jours plus tard, une première réunion visant à formaliser le soutien de la société civile a rassemblé plus de 40 personnes, comprenant des associations du secteur, des militants et des citoyens. Un comité de soutien prenait forme. On pouvait déjà y percevoir un point spécifique qui illustrera le mouvement des afghans : sa capacité à mobiliser un soutien très diversifié. En plus des acteurs actifs dans les mouvements de sans-papiers, un nombre important de personnes n’ayant jamais participé à une action collective ont rejoint le comité de soutien. La dynamique de ce groupe, composé de novices et d’habitués est analysée à travers sa capacité à centraliser et à organiser les forces. Nous nous intéressons particulièrement aux liens entre le fonctionnement du comité et le répertoire d’actions, ainsi que sur la capacité du comité à faire des ponts entre le soutien logistique et les actions revendicatrices.
Pour ce faire, nous proposons une lecture de l’action collective qui distingue :
-        ce que permet l’action dans la construction du rapport de forces, c’est-à-dire l’effet politique ;
-        ce qui permet l’action, c’est-à-dire l’infrastructure ou les moyens nécessaires à l’action qui permet l’effet politique. 
Une troisième dimension, dite organisationnelle, est transversale à l’action collective et désigne la manière dont les différents acteurs du soutien et du collectif afghan entrent en interaction pour organiser et planifier les différentes actions de chaque niveau. Cette dimension est fonction de la forme des procédures décisionnelles, de la composition de l’acteur collectif, des rôles et fonctions de chacun et de leur mode de répartition. C’est au travers de celle-ci que nous analysons la construction du rapport de forces.

L’effet politique

L’occupation répond à deux problèmes vécus par la communauté afghane privée de titre de séjour. Elle servait de base à l’action politique tout en fournissant un abri aux familles privée de statut et vivant dans des conditions très précaires. L’effet de cette forme d’action collective fut multiple. La concentration des acteurs dans un même endroit favorisait la médiatisation de leur problématique, la mobilisation des afghans et du soutien, la diffusion des informations, l’organisation des manifestations quotidiennes et autres actions politiques.
L’occupation permettait de créer le rapport de forces. Celui-ci se construisant dès lors que le problème était dénoncé par une configuration d’acteurs institutionnels et informels agissant ensemble pour sommer les décideurs politiques d’y trouver une solution. Le rapport de forces détermine ce qui fera plier la cible dans le sens de la revendication du collectif.
Un moment très marquant des actions des Afghans est celui de l’occupation de la Grand-Place de Mons. Après avoir marché trois jours de Bruxelles à Mons, les Afghans ont été invités au CPAS de la ville, par son président. Le collectif a refusé de modifier son trajet et a passé le barrage policier de la place afin de revendiquer un rendez-vous avec le Premier ministre, habitant de cette ville. C’est plus de 300 afghans, qui sont restés toute cette nuit d’hiver, sous la pluie, devant l’Hôtel de ville de Mons et son marché de Noël. Après avoir annoncé plusieurs fois son refus, le Premier ministre a finalement cédé.
Dans ce cas-ci, l’effet politique de l’action était direct : le but de l’action a directement mené au résultat souhaité. Le rapport de force était construit autour d’un travail politique. La place était occupée, mais un dispositif de pression avait également été mis en place en amont : téléphoner à la cible, insister, contacter les personnes-ressources d’institutions-clés qui vont faire pression de leur côté (en insistant pour un rendez-vous).

L’infrastructure

Nous appelons infrastructure tout ce qui permet à l’action de se maintenir. Ainsi, concernant l’occupation d’un bâtiment par un collectif afghan de 450 personnes dont de nombreux enfants, les dimensions médicale (gestion administrative et logistique de l’accès aux soins pour un grand groupe), logistique (évaluation des besoins du groupe tel qu’accès à l’eau et nourriture, et recherche de solutions), et « enfants » (suivi de la scolarité ou mise en place d’activités).
Pratiquement, il est plus facile pour une personne extérieure au problème d’entrer dans l’action par son infrastructure : elle ne nécessite pas de connaître la problématique sur le fond et propose des tâches concrètes réalisables. Le sentiment « d’aider » est plus palpable et moins frustrant, au moins à ses débuts.

L’effet politique de l’infrastructure

Pourtant, l’infrastructure de l’action peut avoir un effet politique indirect en contribuant à diffuser la revendication par ses besoins. Selon Granovetter[3], les liens faibles d’un réseau social sont ceux qui permettent de diffuser une information le plus rapidement à un maximum de monde. Un lien faible est une personne qui fait le « pont » entre deux personnes qui n’ont aucun lien. C’est à partir de ces liens faibles que l’on peut mobiliser des ressources nouvelles et variées et toucher des personnes-ressources. Celles-ci sont des points de friction : elles connectent leurs réseaux sociaux à l’acteur collectif par leurs liens faibles. Elles offrent ainsi la possibilité d’étendre le réseau et de mobiliser de nouvelles forces. Dès lors se construit un réseau de liens en rapport avec l’infrastructure mais qui permet de sensibiliser et d’agir concrètement et directement dans le cadre de l’action collective.
Cette construction du réseau peut contribuer au rapport de forces, si une série de personnes-ressources clés portent un plaidoyer sur une question précise (le médical) dans leur institution, la poussant à se positionner vis-à-vis du mouvement. L’infrastructure est donc un point d’entrée possible dans l’action politique et doit, à notre sens, être un enjeu de la construction du collectif.
[Image 1]

Structuration du collectif

La première réunion du comité de soutien a rassemblé plus de 40 personnes. Suite aux discussions, l’animateur de la réunion a proposé une organisation en quatre groupes de travail : « médical », « logistique », « enfants », « politique ». Chacun de ces groupes a alors défini ses modalités d’action, ses dates de réunion, ses référents. Un retour était prévu en assemblée générale, le lundi soir. Cette organisation a orienté les discussions sur l’infrastructure. Une personne compétente en matière médicale qui souhaite une participation politique directe à l’action devait donc s’investir dans trois réunions (l’AG, la réunion médicale, la réunion politique). De plus, la structuration de l’AG tend à centrer 75 % du temps de discussion sur des questions d’infrastructure. Notre expérience des précédents mouvements de sans-papier a révélé la séparation entre les personnes agissant dans l’infrastructure et les personnes réalisant le travail politique. Or, et c’est là notre thèse, l’enjeu d’une action est de permettre aux acteurs de l’infrastructure d’agir politiquement.
[Image 2]
Dans un contexte où la plupart des membres du comité de soutien entrent au compte-gouttes dans l’action collective par l’infrastructure, ce modèle ne semble pas être efficient en termes de sensibilisation au travail politique. Il ne s’agit pas ici de dénoncer une raison humanitaire qui est pourtant propre à notre période historique[4], soit une tendance à traiter les questions socio-économiques sous l’angle de la compassion. Car dans ce cas, même si une personne agissant dans l’infrastructure est déjà politisée et souhaite s’investir dans ce travail, le mode d’organisation le rend difficile.

Conclusions

L’occupation de bâtiments est un élément clé qui a rendu possible la vie de ce mouvement. Elle a permis les autres actions, le rassemblement, la portée des revendications. Nos notions d’infrastructure/travail politique visent à dépasser une lecture binaire entre humanitaire/politique présente dans les mouvements, et à reconnaître dans chaque dimension sa force politique et ses enjeux. Mais aussi, de savoir mesurer à quel moment une action collective ne sert plus le mouvement – car la tentation est grande de se focaliser sur l’infrastructure, il y a toujours à faire, plutôt que de remettre en question la structure organisationnelle. Alors que l’infrastructure est plutôt une porte d’entrée dans le mouvement,  une invitation à prendre une place dans l’action politique. Dans ce sens, le processus d’évolution et de formation est à réfléchir et à encourager, à travers l’organisation des rôles et leur répartition au sein de l’action collective. L’enjeu devient la capacité à trouver des « relais », des individus qui peuvent assumer un rôle au sein de l’infrastructure, afin de former le soutien d’un mouvement plus large que celui des afghans, le mouvement des sans-papiers.



                  [1] Charles Tilly et Sidney Tarrow. 2008. “Politique du conflit. De la grève à la révolution », Paris, Les Presses de SciencesPo : 396p.

                  [2] Eric Neveu. 2005. « Sociologie des mouvements sociaux », collections repères, Paris, La Découverte.

                  [3] M. Granovetter. 1973. « The Strength of Weak Ties », Journal of Sociology (78) :1360-1380.

                  [4] Didier Fassin. 2011. « La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent », collection Hautes études, Paris, Editions de l’EHESS (avec Le Seuil/Gallimard).

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