Infrastructure et
rapports de force. Réflexions à partir du mouvement des Afghans.
Par Camille Reyniers est
doctorante au Centre d’Anthropologie Culturelle de l’ULB. Gregory Meurant est
sociologue et assistant social en maison médicale. Il a réalisé son mémoire de
fin d'étude sur l'aide médicale urgente pour les personnes en séjour
irrégulier. Ils ont tous les deux été des membres actifs du comité de soutien
au Collectif des Afghans (2013-2014).
Cet article a été diffusé dans La Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014
Introduction
Le 8 mars 2013, un collectif
composé de plusieurs de centaines de personnes afghanes, essentiellement des
familles, se rassemblait devant le bureau de la secrétaire d’état à l’asile et
à la migration. Il revendiquait l’octroi du statut d’asile et dénonçait le
danger des expulsions vers l’Afghanistan. L’initiative lance une dynamique
forte et les actions s’intensifient sur plusieurs terrains. Au cours de l’année
2013, on a pu voir les afghans marcher dans les trois régions, se rendre dans
les écoles et participer à des évènements culturels, s’inviter dans les
administrations ou les partis politiques, occuper des bâtiments vides ou encore
entamer des grèves de la faim.
Actuellement, le « mouvement
des afghans » est reconnu en tant que mouvement social en raison
de la composante politique qu’il a donné à l’action collective[1].
Eric Neveu[2]
explique que l’action collective est une mobilisation des énergies pour une
revendication et une volonté de peser collectivement sur les formes de la vie
sociale. Elle devient un mouvement social si elle fait appel aux autorités politiques
pour répondre à la cause qu’elle défend.
Cet article part de cette
définition du mouvement social pour réfléchir à la construction d’un rapport de
force dans le cas spécifique de l’occupation de bâtiments vides. A travers
leurs expériences personnelles en tant que membres du comité de soutien des
afghans, les auteurs abordent le fonctionnement du comité à différents moments
d’occupation. Pour cela, ils analysent la composition et le mode d’organisation
du comité de soutien, ainsi que les modalités d’entrée de ses membres dans
l’action.
L’action collective
Le 8 septembre 2013, le collectif
des Afghans a investi un bâtiment à l’abandon qui est utilisé par le SAMU
social pour loger les personnes sans domicile fixe pendant l’hiver. Quelques
jours plus tard, une première réunion visant à formaliser le soutien de la
société civile a rassemblé plus de 40 personnes, comprenant des associations du
secteur, des militants et des citoyens. Un comité de soutien prenait forme. On
pouvait déjà y percevoir un point spécifique qui illustrera le mouvement des
afghans : sa capacité à mobiliser un soutien très diversifié. En plus des
acteurs actifs dans les mouvements de sans-papiers, un nombre important de
personnes n’ayant jamais participé à une action collective ont rejoint le
comité de soutien. La dynamique de ce groupe, composé de novices et d’habitués
est analysée à travers sa capacité à centraliser et à organiser les forces.
Nous nous intéressons particulièrement aux liens entre le fonctionnement du
comité et le répertoire d’actions, ainsi que sur la capacité du comité à faire
des ponts entre le soutien logistique et les actions revendicatrices.
Pour ce faire,
nous proposons une lecture de l’action collective qui distingue :
-
ce que permet
l’action dans la construction du rapport de forces, c’est-à-dire l’effet
politique ;
-
ce qui permet
l’action, c’est-à-dire l’infrastructure ou les moyens nécessaires à l’action
qui permet l’effet politique.
Une troisième dimension, dite
organisationnelle, est transversale à l’action collective et désigne la manière
dont les différents acteurs du soutien et du collectif afghan entrent en
interaction pour organiser et planifier les différentes actions de chaque
niveau. Cette dimension est fonction de la forme des procédures décisionnelles,
de la composition de l’acteur collectif, des rôles et fonctions de chacun et de
leur mode de répartition. C’est au travers de celle-ci que nous analysons la
construction du rapport de forces.
L’effet politique
L’occupation répond à deux problèmes
vécus par la communauté afghane privée de titre de séjour. Elle servait de base
à l’action politique tout en fournissant un abri aux familles privée de statut
et vivant dans des conditions très précaires. L’effet de cette forme d’action
collective fut multiple. La concentration des acteurs dans un même endroit
favorisait la médiatisation de leur problématique, la mobilisation des afghans
et du soutien, la diffusion des informations, l’organisation des manifestations
quotidiennes et autres actions politiques.
L’occupation permettait de créer
le rapport de forces. Celui-ci se construisant dès lors que le problème était
dénoncé par une configuration d’acteurs institutionnels et informels agissant
ensemble pour sommer les décideurs politiques d’y trouver une solution. Le
rapport de forces détermine ce qui fera plier la cible dans le sens de la
revendication du collectif.
Un moment très marquant des
actions des Afghans est celui de l’occupation de la Grand-Place de Mons. Après
avoir marché trois jours de Bruxelles à Mons, les Afghans ont été invités au
CPAS de la ville, par son président. Le collectif a refusé de modifier son
trajet et a passé le barrage policier de la place afin de revendiquer un
rendez-vous avec le Premier ministre, habitant de cette ville. C’est plus de
300 afghans, qui sont restés toute cette nuit d’hiver, sous la pluie, devant
l’Hôtel de ville de Mons et son marché de Noël. Après avoir annoncé plusieurs
fois son refus, le Premier ministre a finalement cédé.
Dans ce cas-ci, l’effet politique
de l’action était direct : le
but de l’action a directement mené au résultat souhaité. Le rapport de force
était construit autour d’un travail politique. La place était occupée, mais un
dispositif de pression avait également été mis en place en amont :
téléphoner à la cible, insister, contacter les personnes-ressources
d’institutions-clés qui vont faire pression de leur côté (en insistant pour un
rendez-vous).
L’infrastructure
Nous appelons infrastructure tout ce qui permet à
l’action de se maintenir. Ainsi, concernant l’occupation d’un bâtiment par un
collectif afghan de 450 personnes dont de nombreux enfants, les dimensions
médicale (gestion administrative et logistique de l’accès aux soins pour un
grand groupe), logistique (évaluation des besoins du groupe tel qu’accès à
l’eau et nourriture, et recherche de solutions), et « enfants »
(suivi de la scolarité ou mise en place d’activités).
Pratiquement, il est plus facile
pour une personne extérieure au problème d’entrer dans l’action par son
infrastructure : elle ne nécessite pas de connaître la problématique sur
le fond et propose des tâches concrètes réalisables. Le sentiment
« d’aider » est plus palpable et moins frustrant, au moins à ses
débuts.
L’effet politique de l’infrastructure
Pourtant, l’infrastructure de
l’action peut avoir un effet politique
indirect en contribuant à diffuser la revendication par ses besoins. Selon
Granovetter[3], les
liens faibles d’un réseau social sont ceux qui permettent de diffuser une
information le plus rapidement à un maximum de monde. Un lien faible est une
personne qui fait le « pont » entre deux personnes qui n’ont aucun
lien. C’est à partir de ces liens faibles que l’on peut mobiliser des
ressources nouvelles et variées et toucher des personnes-ressources. Celles-ci sont
des points de friction : elles
connectent leurs réseaux sociaux à l’acteur collectif par leurs liens faibles.
Elles offrent ainsi la possibilité d’étendre le réseau et de mobiliser de
nouvelles forces. Dès lors se construit un réseau de liens en rapport avec
l’infrastructure mais qui permet de sensibiliser et d’agir concrètement et
directement dans le cadre de l’action collective.
Cette construction du réseau peut
contribuer au rapport de forces, si une série de personnes-ressources clés
portent un plaidoyer sur une question précise (le médical) dans leur
institution, la poussant à se positionner vis-à-vis du mouvement. L’infrastructure est donc un point d’entrée
possible dans l’action politique et doit, à notre sens, être un enjeu de la
construction du collectif.
[Image 1]
Structuration du collectif
La première réunion du comité de
soutien a rassemblé plus de 40 personnes. Suite aux discussions, l’animateur de
la réunion a proposé une organisation en quatre groupes de travail :
« médical », « logistique », « enfants »,
« politique ». Chacun de ces groupes a alors défini ses modalités
d’action, ses dates de réunion, ses référents. Un retour
était prévu en assemblée générale, le lundi soir. Cette organisation a orienté
les discussions sur l’infrastructure. Une personne compétente en matière
médicale qui souhaite une participation politique directe à l’action devait
donc s’investir dans trois réunions (l’AG, la réunion médicale, la réunion
politique). De plus, la structuration de l’AG tend à centrer 75 % du temps de
discussion sur des questions d’infrastructure. Notre expérience des précédents
mouvements de sans-papier a révélé la séparation entre les personnes agissant
dans l’infrastructure et les personnes réalisant le travail politique. Or, et
c’est là notre thèse, l’enjeu d’une action est de permettre aux acteurs de l’infrastructure d’agir politiquement.
[Image 2]
Dans un contexte où la plupart
des membres du comité de soutien entrent au compte-gouttes dans l’action
collective par l’infrastructure, ce modèle ne semble pas être efficient en
termes de sensibilisation au travail politique. Il ne s’agit pas ici de
dénoncer une raison humanitaire qui est pourtant propre à notre période
historique[4],
soit une tendance à traiter les questions socio-économiques sous l’angle de la
compassion. Car dans ce cas, même si une personne agissant dans
l’infrastructure est déjà politisée et souhaite s’investir dans ce travail, le
mode d’organisation le rend difficile.
Conclusions
L’occupation de bâtiments est un
élément clé qui a rendu possible la vie de ce mouvement. Elle a permis les
autres actions, le rassemblement, la portée des revendications. Nos notions
d’infrastructure/travail politique visent à dépasser une lecture binaire entre
humanitaire/politique présente dans les mouvements, et à reconnaître dans
chaque dimension sa force politique et ses enjeux. Mais aussi, de savoir
mesurer à quel moment une action collective ne sert plus le mouvement – car la
tentation est grande de se focaliser sur l’infrastructure, il y a toujours à
faire, plutôt que de remettre en question la structure organisationnelle. Alors
que l’infrastructure est plutôt une porte d’entrée dans le mouvement, une invitation à prendre une place dans
l’action politique. Dans ce sens, le processus d’évolution et de formation est
à réfléchir et à encourager, à travers l’organisation des rôles et leur
répartition au sein de l’action collective. L’enjeu devient la capacité à
trouver des « relais », des individus qui peuvent assumer un rôle au
sein de l’infrastructure, afin de former le soutien d’un mouvement plus large
que celui des afghans, le mouvement des sans-papiers.
[1] Charles Tilly et Sidney Tarrow. 2008.
“Politique du conflit. De la grève à la révolution », Paris, Les Presses de SciencesPo : 396p.
[2]
Eric Neveu. 2005. « Sociologie des mouvements sociaux », collections repères, Paris, La Découverte.
[4]
Didier Fassin. 2011. « La raison humanitaire. Une histoire morale du temps
présent », collection Hautes études, Paris, Editions de l’EHESS (avec Le
Seuil/Gallimard).
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