Citoyens sans-papiers
Par Martin Deleixhe (KUL)
Cet article a été diffusé dans La Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014
La lutte
des sans-papiers est un phénomène relativement récent. Elle n'est en effet
concevable qu'au sein d'un cadre politique bien déterminé qui présuppose (a) un
État doté d'une grande maîtrise administrative de son territoire et de sa
population (b) qui pratique une politique migratoire restrictive (c) tout en
entretenant paradoxalement un discours universaliste dont les droits de l'homme
constituent la pierre de touche.
Or, ces
trois éléments ne se trouvent combinés en Europe qu'au tournant des années
1980, quand la crise économique commence à faire sentir ses effets tandis que
les droits de l'homme sont invoqués dans plus en plus fréquemment dans le débat
public comme des absolus moraux. Par ailleurs, ce n'est qu'en présence de ces
trois éléments qu'il est possible de reconstruire le discours contestataire
(idéal-)typique des mobilisations de sans-papiers. Pour faire court, celui-ci
tend à faire reposer l'exigence de la régularisation des sans-papiers sur la
confrontation de l'Etat à sa propre hypocrisie. Il s'agit pour les migrants de
mettre l'Etat face à ses propres contradictions et de mettre en évidence
l'inconséquence de ce que l'on pourrait appeler – à défaut de mieux – un
libéralisme répressif.
Bien
qu'elle soit donc relativement récente, la lutte des sans-papiers se bâtit
depuis lors une histoire dont certains évènements se détachent avec plus de
netteté. Dans le monde francophone, le plus illustre d'entre eux fut
probablement l'occupation de l’église Saint-Bernard à Paris en 1996 par un
large groupe de ressortissants maliens déboutés du droit d'asile.[1] Bien que
cette occupation se soit soldée par un échec, elle aura suscité un énorme élan
de sympathie populaire, reçu une large couverture médiatique et permis à la
question des sans-papiers de sortir de son relatif anonymat. L'occupation de
Saint-Bernard a également attiré la curiosité de plusieurs intellectuels de
premier plan qui se sont saisis de l’évènement pour proposer quelques
réflexions sur la migration. Parmi celles-ci, l'intervention du philosophe
Étienne Balibar sort du lot. Son mérite est de chercher à dépasser la critique
du libéralisme répressif pour mettre en avant les potentialités constructives
de la démocratie.
En 1997,
Étienne Balibar lit publiquement un texte au cours d'un meeting politique de
soutien aux anciens de St-Bernard intitulé « Ce que nous devons aux
sans-papiers ».[2]
Remarquable à différents égards, ce texte fait écho à la démarche de la
caravane européenne des migrants. Observons d'abord que son titre opère à lui
seul un renversement de perspective salutaire. En prenant à revers l'assomption
dominante selon laquelle les sans-papiers auraient une dette infinie à l'égard
de ceux qui les accueillent, Balibar sort du cadre étouffant dans lequel s’enlise
trop souvent le débat public sur la question.
Plus
substantiellement, ce texte d'une extrême concision (deux pages, tout au plus)
défend que les nationaux ont une triple dette à l'égard des sans-papiers en
lutte. Premièrement, « Nous leur devons d'avoir brisé les barrières de
la communication, de s'être fait voir et entendre pour ce qu'ils sont. »
Autrement dit, nous leur devons d'avoir rompu la spirale de l'invisibilité qui
les aspirent et, ce faisant, de nous avoir confronté à la distance qui sépare
nos peurs fantasmatiques d'invasion et de vagues migratoires des trajectoires
singulières et précaires de ces hommes et femmes en lutte. Par son exposition
politique, la masse indistincte et menaçante des migrants s'est effacée pour
laisser place à des visages et des personnalités.
Ensuite,
« Nous leur devons d'avoir fait voler en éclats la prétention des
gouvernements spécifiques à jouer sur les deux tableaux, d'une côté celui du
réalisme et de la compétence administrative, [...] de l'autre celui de la
propagande nationaliste et électoraliste. » Nous leur devons, en
somme, d'avoir exposé la réduction dont souffre aujourd'hui la politique lorsqu’elle
se voit confinée soit au domaine de l'expertise technique et de la rationalité
instrumentale, soit à celui des passions identitaires aussi irrationnelles
qu'incontrôlables.
Enfin,
« Nous leur devons d'avoir recréé parmi nous de la citoyenneté, en tant
qu'elle n'est pas une institution ou un statut, mais une pratique
collective. » Ce troisième constat n'est clairement pas du même ordre
que les deux précédents. Il s'agit moins d'un diagnostic critique posé sur
l'actualité que d'une affirmation conceptuelle dont il faut démêler les fils
argumentatifs – et les stimulantes implications.
Suivant sa
définition classique, illustrée ici par les travaux de Dominique Schnapper, la
citoyenneté est à la fois un statut, une activité et un sentiment
d'appartenance.[3]
En tant que statut, elle renvoie à une liste des droits et des devoirs. Ainsi,
le citoyen jouit du droit de vote, le plus emblématique d'entre eux, mais
également du droit à une couverture sociale et d'un ensemble d'autres
prérogatives. En contrepartie, il est assujetti à un ensemble de devoirs tels
que celui de servir dans l'armée en cas de conflit ou de payer ses impôts.
L'activité citoyenne, selon Schnapper, est
alors strictement contenue dans le cadre de ce statut. En grossissant un peu le
trait, pour être un bon citoyen, il suffit de voter à intervalles réguliers, de
remplir correctement sa fiche d'impôts et éventuellement de participer à la vie
publique sans faire trop de vagues.
Enfin, et
cela connote assez lourdement le propos de Schnapper, être un citoyen
signifierait également appartenir à une communauté nationale et en partager les
valeurs fondamentales. Cette position, que l'on qualifiera de
national-républicaine, repose sur une curieuse appropriation. Sous couvert de
la revendication des principes universalistes, il est permis d'y voir la
reconduction d'un communautarisme à l'échelle nationale, sorte de
communautarisme de l'universel qui exclut et condamne sévèrement tout ce qui
lui apparaît comme un communautarisme concurrent.
Revenons à
Balibar. Par rapport à cette définition classique, quelle est l'originalité de
sa démarche ? Le geste fondamental de son énoncé, c'est dans un premier
temps de reconnaître que la citoyenneté est une activité avant tout
autre chose, puis d'en déduire que celle-ci peut être employée pour
déconstruire les deux autres dimensions de la citoyenneté, à savoir le statut
juridique et le sentiment communautaire.
En clair,
pour Balibar, l'activité citoyenne ne se limite en rien à l'exercice du droit
de vote et ne connaît aucune limite prédéfinie. Car la citoyenneté n'est pas
seulement la participation à la vie publique, elle est l'activité qui crée l'espace
public. L'image paradigmatique de cette citoyenneté constitutive de son propre
espace politique est à chercher du côté de la Révolution Française. En se
soulevant, le Tiers-Etat ouvre un espace public démocratique au sein duquel ni
les différences de statut, ni les différences de nationalité n'importent dans
la définition de la citoyenneté (rappelons-nous que plusieurs étrangers – entre
autres Thomas Paine et Anarchasis Cloots – furent nommés citoyens français en
remerciement de leur soutien à la Révolution). Pour se révéler émancipatrice,
la citoyenneté doit inévitablement être insurrectionnelle. Cela permet
d'expliquer pourquoi Balibar peut dire des sans-papiers, pourtant formellement
exclus du statut de citoyen, qu'ils ont « récrée parmi nous de la
citoyenneté. » Car leur mobilisation est une illustration de cette activité
citoyenne qui déconstruit et reconstruit le statut de citoyen.
En ce
sens, la citoyenneté est également porteuse d'une égalité subversive. Car
l'égale participation à pratique collective de fondation de l'espace public
défait l'inégalité introduite par les distinctions hiérarchiques entre les
statuts ou les nationalités. Néanmoins, Balibar concède qu'il est inévitable
que la citoyenneté comme statut soit réintroduite à terme dans cette équation.
Car, à l'élan de
contestation des hiérarchies statutaires répond le moment de la consolidation
des acquis émancipateurs par leur réinscription dans l'ordre institutionnel.
Pour reprendre l'exemple de la Révolution Française, il aurait été futile de la
part des Jacobins d'abolir les inégalités entre clergé, aristocratie et
Tiers-Etat sans pérenniser cette avancée par l'instauration d'un statut
égalitaire pour tous les citoyens. Mais il serait tout aussi obtus de ne pas
voir que cette avancée était porteuse par devers soi d'un potentiel d'exclusion
dont les femmes, notamment, et les étrangers ne tardèrent pas à faire les
frais.
L'activité citoyenne se passe donc volontiers de titre ou
d'autorisation à son exercice. Les sans-papiers créent de la citoyenneté précisément
parce qu'ils surgissent sans invitation dans l'espace public dont leur statut
les exclut formellement. Ces soubresauts citoyens s'inscrivent dans la logique
intrinsèque de la démocratie. En effet, la démocratie n'est pas et n'a jamais
été un régime politique stable. Et comment pourrait-elle l'être alors qu'elle
est à la fois une institution reposant sur une égalité juridico-formelle et l’idéal
d'une égalité réelle et universelle ? Du fait de cette vive tension, la
démocratie ne peut être fidèle à ses promesses qu'à la condition de ne jamais
se figer dans une quelconque forme juridique et de se réinventer en permanence.
Or, et j'en terminerai par-là, il apparaît aujourd'hui
évident que cette réinvention n'a jamais été portée par des acteurs issus du
cœur de la vie démocratique. Car la perpétuation de l'idéal démocratique a bien
souvent exigé la contestation des limites des institutions démocratiques. C'est
donc le plus souvent depuis ses marges que des acteurs minorisés – les femmes,
les ouvriers et aujourd'hui les étrangers – ont entrepris de contester les
frontières de la démocratie, synonymes de leur exclusion. Dès lors, il ne me
semble nullement excessif d'affirmer avec Balibar que les sans-papiers, en
raison même du déni de statut dont ils font l'objet, constituent aujourd'hui
l'avant-garde citoyenne de nos démocraties.
Sur l'auteur
Martin Deleixhe est chercheur et
maître de conférence au centre de théorie politique de l'Université Libre de
Bruxelles. Sa thèse de doctorat, rédigée sous la direction de Justine
Lacroix, portait sur la tension
conceptuelle entre les normes universelles et le principe d'autodétermination
aux frontières de la démocratie. Intéressé par le rôle que jouent les migrants
dans les redéfinitions des notion de citoyenneté et de démocratie, il mène
actuellement un projet de recherche post-doctorale à l'université d'Oxford sur
l'appréciation qu'avait Marx de la place des migrants dans les mobilisations
ouvrières. Il vient également de publier un ouvrage sur la trajectoire
intellectuelle et philosophique d’Étienne Balibar aux éditions Michalon. Il a
par ailleurs été un membre actif du comité d'action et de soutien aux
sans-papiers (CAS) qui a accompagné les occupations de l'ULB en 2008-9.
[1] Pour un récit orienté mais bien documenté
des évènements et de leur impact sur le monde intellectuel, voir Blin,
Thierry, L'Invention des sans-papiers. Essai sur
la démocratie à l'épreuve du faible, Paris, PUF, 2010.
[2] Texte retranscrit
dans son intégralité dans Balibar, Étienne, Droit de cité, Quadrige/PUF,
Paris, 2002, pp.23-5.
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