Du lieu commun à l’espace public
Par Sophie Klimis (Professeur de
philosophie, Université Saint-Louis-Bruxelles)
Cet article a été diffusé dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014
« Avec
Œdipe, je m’installais au centre du village et je poussais un long cri. C’était
sans doute un cri de détresse, mais qui disait seulement : nous sommes là,
l’aveugle et moi, nous attendons, nous avons faim, qu’est-ce que vous allez
faire de ça ? » (H. Bauchau,
Antigone)
« On ne
peut pas accueillir toute la misère du monde… » : ce lieu commun de
l’impuissance qui signe aussi celui de l’exclusion, chacun d’entre nous l’a
mille fois entendu. Son pernicieux « réalisme » est incarné par la
politique de l’Europe : celle d’un triage
« clinique/cleanique » entre les « bons » et les
« mauvais » demandeurs d’asile, censé garder sauve la bonne
conscience des citoyens européens. A ce type de « lieu commun », on
voudrait ici en opposer un autre, défendu par le poète et philosophe
martiniquais Edouard Glissant (Traité du
Tout-Monde). Selon lui, nous ne pouvons pas ne pas entendre le « cri
du monde », jailli du souvenir toujours vif des millions d’hommes jadis
déportés/importés par d’autres à fond de cale comme du bétail, et qui court
aujourd’hui des ateliers clandestins aux camps de réfugiés, en passant par les
bidonvilles et les ghettos. Si personne ne peut modifier le passé ni remédier
de façon définitive aux maux du présent, nous pouvons néanmoins toutes et tous
entendre les « lieux communs » créés par les artistes et les
penseurs afin de mettre en forme ce cri. Passerelles hybridant les imaginaires,
ces « lieux communs » nous donnent à penser et à ressentir autrement, ouvrant la voie à ce que
Glissant appelle la « mondialité » : non pas la mondialisation,
qui formate sous le signe du Même et de l’Un, mais au contraire le résultat
imprévisible de la rencontre et de l’enchevêtrement de multiples cultures. Car
comme l’écrivait déjà le poète Victor Segalen au début du XXème
siècle : « c’est par la différence et dans le divers que
s’exalte/L’existence./Le Divers décroît./C’est là le grand danger ».
En
pariant sur le potentiel de transformation des mentalités que recèle ce travail
sur les imaginaires, on réfléchira donc le fait suivant : la plus ancienne
occurrence du terme « démocratie » en grec ancien se trouve dans la
tragédie des Suppliantes d’Eschyle,
dans un contexte où il est intimement lié à la question du droit d’asile.
Rappelons en deux mots l’intrigue de cette pièce : les cinquante filles du
roi Danaos, les Danaïdes, arrivent dans la cité d’Argos avec leur père,
poursuivies par leurs cousins qui veulent les épouser de force. Elles demandent
l’asile au roi d’Argos. Comme accorder ce droit aux Danaïdes revient à entrer
en guerre avec leurs cousins, le roi se livre d’abord à un débat intérieur, où
il pèse le pour et le contre. Puis, il décide de soumettre la décision finale à
l’assemblée du peuple. Les Danaïdes demandent à leur père, qui a assisté à
cette assemblée, « à quoi s’arrête la décision prise, selon la loi du
scrutin populaire où prévaut la majorité » (v. 601-604). Littéralement, le
texte dit : « quelle est la finalité visée par l’édit proclamé ?
La main du peuple ayant donné pouvoir à sa décision (dèmou kratousa kheir), dans quelle direction s’est portée la
foule ? ». Ce n’est donc pas le terme abstrait demokratia qui apparaît ici, mais l’action concrète du peuple, qui
s’incarne dans le vote à main levée. Ce geste manifeste, — il rend visible
—, et il réalise, — il donne pouvoir —,
tout à la fois, la décision collective du peuple :
« Les
citoyens d’Argos se sont prononcés d’une voix unanime : de ses droites
mains levées, le peuple entier a fait frémir l’éther pour ratifier ces
mots : « il a semblé bon aux Argiens que la résidence en ce pays nous
soit accordée, libres et protégés contre toute reprise par un droit d’asile
reconnu : nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; use-t-on
de violence, tout propriétaire terrien d’Argos qui ne nous prête pas aide est
frappé d’atimie, exilé par sentence du peuple. » (v. 605-614)
Eschyle
transpose ici la formule qui inaugurait les décrets et les lois à
Athènes : « il a semblé bon au peuple de … ». La racine du verbe
grec renvoie à la doxa, c’est-à-dire
à l’opinion. Autrement dit, dans le cadre de la démocratie directe athénienne,
il est évident que la loi est de l’ordre de l’opinion, c’est-à-dire qu’elle est
le résultat fragile, faillible et imprévisible d’une délibération collective,
sans aucune garantie/légitimation transcendante. Par ailleurs, en choisissant
le pluriel, — « il a semblé bon aux Argiens » —, Eschyle montre que
c’est cette délibération collective qui fait advenir le peuple (dèmos) en tant que tel. En effet, la
décision finale est ce qui concrétise l’unification de la volonté des citoyens.
C’est donc le fait d’accorder le droit d’asile à des femmes barbares, — le plus
« étranger » et le plus « lointain » par rapport à
l’identité du citoyen grec —, qui est au fondement même de la constitution de
cette identité. Le texte le dit a
contrario : celui qui ne respectera pas ce droit d’asile en ne protégeant
pas ces « métèques » (littéralement, ceux qui « habitent
avec ») que sont désormais les Danaïdes et leur père, sera frappé
d’atimie, c’est-à-dire qu’il perdra sa citoyenneté. Voire même, il sera exilé,
c’est-à-dire qu’il sera exclu de la communauté politique et condamné à ce
statut d’apatride auquel le droit d’asile était censé remédier.
Quelques
années après la seconde guerre mondiale, la philosophe Hannah Arendt a consacré
une analyse pénétrante au problème des apatrides, qui représente selon elle « le
phénomène de masse le plus nouveau de l’histoire contemporaine » (Arendt,
« Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme », in L’impérialisme, (1951), 2002). Arendt
souligne le paradoxe suivant : privés de patrie et de nationalité, les apatrides
deviennent des « sans-droits » absolus, auxquels même les droits de
l’homme sont déniés alors que ce sont les seuls qui devraient leur rester.
Privés de patrie, privés d’un gouvernement qui pourrait les protéger, les
apatrides sont aussi « privés d’une place dans le monde qui donne de
l’importance aux opinions et rende les actions significatives » (p. 599).
Exclus d’une communauté « nationale », les apatrides se voient en
fait exclus de la communauté humaine toute entière : le fondamental « droit d’avoir des droits » qui est
dénié aux apatrides, c’est en effet le droit de « vivre dans une structure
où l’on est jugé en fonction de ses actes et de ses opinions » (Ibid.), c’est-à-dire le droit de pouvoir
apparaître sur l’espace public. Or,
selon Arendt, être privé de la possibilité de parler et d’agir au sein d’un tel
espace public, c’est être réduit au statut de « spécimen » d’une
« humanité » désormais envisagée comme simple espèce animale. Dès
lors, le « problème » des apatrides est qu’il fait planer le spectre
de la déshumanisation sur l’ensemble des citoyens d’un Etat-nation qui, en
reniant son devoir d’hospitalité, se nierait en son principe même :
« L’Etat-nation
ne saurait exister une fois que son principe d’égalité devant la loi a cédé.
Sans cette égalité juridique (…) la nation se dissout en une masse anarchique
d’individus sur et sous-privilégiés. Les lois qui ne sont pas égales pour tous
constituent des droits et des privilèges, ce qui est en contradiction avec la
nature même des Etats-nations. Plus ils font preuve d’une incompétence
manifeste à traiter les apatrides en personnes légales et plus grande y est
l’extension de l’arbitraire exercé par les décrets de la police, plus il est
alors difficile à ces Etats de résister à la tentation de priver tous les
citoyens de statut juridique et de les gouverner au moyen d’une police
omnipotente. » (Arendt, (1951), 2002, pp. 590-591)
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