L’Europe obsédée par ses frontières.
Production politique des clandestinités
Par Denis Duez (USL-B)
Cet article a été diffusé dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014
Dans un récit
autobiographique publié en 1942 sous le titre Monde d’hier. Souvenir d’un Européen, Stefan Zweig écrivait que
« […] rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi
le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la
liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant
1914, […] il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ;
ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de
gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles, ne représentaient
rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que
le méridien de Greenwich[1] ».
Les mémoires de
Zweig, dont le manuscrit est expédié à son éditeur la veille de son suicide,
s’apparentent à un hymne à une culture européenne en partie fantasmée, un hymne
rédigé par un homme brisé par l’expérience de l’exil et de la guerre. La vision
de l’Europe d’avant-guerre, à la fois ouverte et cosmopolite, proposée par
l’écrivain paraît en effet naïve tant elle décrit une réalité qui ne concernait
alors qu’une élite européenne, aristocratique ou bourgeoise. Elle nous sert
cependant de piqûre de rappel : les documents de voyage et d’identité
auxquels nous nous sommes habitués sont loin d’avoir toujours existé. Le monde
d’avant 1914 est effectivement un monde sans passeport ni visa, même si de tels
documents ont bel et bien existé, par période, au cours des siècles précédents.
Ce texte nous rappelle également que, pas plus que les documents de voyage, les
frontières n’ont d’évidence ou de naturalité. Les frontières sont toujours une
production politique. Elles définissent la limite séparant deux ordres de
souveraineté. Elles sont aussi un récit, un récit sur Soi et sur l’Autre.
Petit bond dans
le temps. À la veille des élections européennes, non pas celles de 2014 mais de
2009, le Parlement européen lançait une campagne de presse visant à traduire
des enjeux complexes en une vingtaine d’alternatives claires censées
« parler » à des citoyens européens réputés indifférents aux affaires
de l’Union. Parmi ces interrogations figurait la question suivante :
« Quelle ouverture pour nos frontières ? ». Le Parlement
présentait alors les termes du débat de manière dichotomique : « […]
il y a toujours deux façons de considérer la question migratoire.
Certains considèrent que l’immigration est une chance économique et culturelle
pour l’Union européenne. D’autres pensent que, sous sa forme clandestine,
l’immigration a des conséquences négatives pour les États Membres ».
En privilégiant
ce type de communication, le Parlement maintenait un débat difficile dans une
grammaire binaire : l’ouverture ou la fermeture, le laisser-faire ou le
contrôle. Cette même pensée dichotomique avait déjà été mobilisée dans le Pacte
européen sur l’immigration et l’asile d’octobre 2008 sous la forme de
l’opposition entre immigration « choisie » et immigration « subie »,
opposition directement importée de la campagne présidentielle française de
2007. Depuis, cette dichotomie n’a cessé de structurer les débats européens sur
l’immigration.
Inversant les
rôles, un tel cadrage tend à dépeindre l’Union européenne comme une entité
menacée, victime des migrants. Ce qui se déploie, c’est l’image inquiétante de
populations migrant en masse vers les États européens pour profiter de leurs
richesses et de leur système de protection sociale. Dans un contexte de crise
économique où le migrant fait figure de concurrent pour le citoyen européen
dans l’accès au marché du travail et à certains biens sociaux, cette binarité
des discours produit de puissants effets politiques et sociaux ; effets
dont les drames successifs aux frontières de l’Europe ne sont finalement que
les conséquences prévisibles.
Le discours
européen contribue en effet à rabattre la problématique des migrations
irrégulières sur celle du contrôle des frontières : lutter contre
l’immigration irrégulière passerait par un meilleur contrôle des frontières de
l’Union. De fait, les réponses apportées au phénomène de la migration
irrégulière visent systématiquement à renforcer les instruments du contrôle
frontalier : politiques des visas plus restrictives, sécurisation des documents
de voyage, mise en place de systèmes de détection automatisés des
franchissements irréguliers des frontières maritimes (projet EUROSUR), création
et renforcement de l’Agence pour la gestion des frontières extérieures des
États membres de l’Union européenne (Frontex), etc.
Cette stratégie
politique, même lorsqu’elle insiste, comme il convient désormais de le faire,
sur le renforcement de la surveillance maritime comme condition de possibilité
d’opérations de secours en mer efficaces, apparaît bien peu convaincante.
Surtout, elle nourrit un mythe politique, celui de la possibilité d’un contrôle
efficace et généralisé des frontières extérieures de l’Union. Or, faut-il
rappeler que les seules expériences historiques de verrouillage effectif des
frontières d’un État sont celles de l’Allemagne de l’Est et de la Corée du
Nord ? Même s’il s’agissait, s’il s’agit encore dans le second cas,
d’enfermer les populations de ces États au-dedans bien plus que de tenir le
reste du monde au-dehors, est-ce là un modèle pour des États
démocratiques ? Faut-il aussi rappeler que la majeure partie des migrants
irréguliers présents dans l’Union y sont entrés légalement et n’ont basculé
qu’ensuite dans la clandestinité, par exemple en ne respectant pas la durée de
validité de leur visa (overtsayers)
ou les conditions de séjour fixées, ce qui relativise l’impact potentiel d’une
stratégie centrée sur la seule surveillance des frontières ? Faut-il,
enfin, rappeler que les expériences tant européennes que nord-américaines nous
montrent que les contrôles aux frontières, s’ils se révèlent parfois efficaces
localement, échouent presque toujours à l’échelle globale ? Les contrôles
n’arrêtent pas les flux, ils les déplacent.
L’opposition
entre ouverture et fermeture a par ailleurs fait émerger une rhétorique hybride
de la fermeture « sélective » des frontières. Sous les coups de
boutoir de la mondialisation, de l’intégration des marchés et de l’essor des
flux transnationaux, la frontière ne serait plus une barrière mais un filtre.
Pour les Européens, il est aujourd’hui
possible de traverser les frontières entre États membres avec autant d’insouciance que ces Européens franchissant
le méridien de Greenwich évoqués par Zweig.
Cette fluidité des déplacements est même plébiscitée par les citoyens de
l’Union qui y voient l’une des principales réalisations de l’intégration
européenne. Elle a cependant un prix : la mise en place de
dispositifs de contrôle visant à surveiller les mobilités des citoyens et,
surtout, à empêcher les déplacements jugés illégitimes ou indésirables de
certains ressortissants de pays tiers.
Avec le renforcement de la surveillance des
frontières de l’Union, il devient de plus en plus difficile de rejoindre
irrégulièrement l’Europe. Le recours aux passeurs – même s’il a toujours existé
– est aujourd’hui un impératif tant certaines portions de frontières sont
devenues étanches pour les « indésirables ». Le développement du
trafic des êtres humains, la prise de risque accrue pour les migrants et
l’abandon « volontaire » par ces derniers de leur sort aux mains
d’individus peu scrupuleux font ainsi figure de conséquences directes de la
politique européenne de lutte contre la migration irrégulière.
En définitive,
la politique européenne de gestion des migrations irrégulières se révèle
triplement problématique. Premièrement, elle est globalement inefficace en ce
qu’elle n’apporte pas de réponse cohérente au phénomène des overstayers, pas plus d’ailleurs qu’elle n’entrave véritablement les
franchissements irréguliers à l’échelle européenne. Deuxièmement, loin de
participer à l’élévation du niveau de sécurité dans l’Union européenne comme
l’annoncent ses partisans, cette politique apparaît contre-productive à cet
égard. Elle favorise le développement des réseaux de passeurs ainsi que les
économies souterraines basées sur l’exploitation économique des migrants.
Enfin, troisièmement, cette politique est particulièrement dangereuse pour des
migrants prêts à prendre des risques toujours croissants pour poursuivre leur
rêve d’une vie meilleure en Europe.
Compte tenu de
ces limites, largement reconnues par les acteurs européens eux-mêmes, comment
comprendre cet entêtement dans une voie apparemment sans issue ? Outre
d’évidentes considérations électorales prévalant au niveau des Etats membres,
sans doute faut-il replacer l’obsession des Européens pour leur frontière
commune dans le processus sociohistorique de construction d’une communauté
politique européenne. L’histoire et la théorie politiques, de Machiavel à
Thomas Hobbes en passant par le sociologue Norbert Elias, nous enseignent en
effet que la formation d’un corps politique ne peut être uniquement expliqué
par le renforcement de liens de solidarité ou d’amitiés entre compatriotes.
L’existence d’une culture, d’une langue, d’une religion communes ou d’un projet
politique partagés ne suffit pas non plus. La communauté politique est certes
le fruit d’attachements – aux institutions politiques et entre concitoyens –,
mais elle est également le produit de guerres, de conflits et de violences, physiques
ou symboliques.
À cet égard, il
semble raisonnable de considérer qu’en posant la question de ses frontières
extérieures et de leur contrôle l’Union européenne pose également la question
des frontières symboliques définissant les conditions d’appartenance à une
communauté politique. Loin de manifester un réflexe de protection d’une
communauté préconstituée, la politique des frontières semble bien plutôt
prétendre créer du lien, voire de l’identité, là où il n’en existe pas encore.
En d’autres termes, en identifiant une menace commune, celle d’un sans-papiers
ou d’un « clandestin » détournant à son profit des emplois ou des
biens sociaux en voie de raréfaction, la politique des frontières fournit aux
Européens un principe d’auto-identification fonctionnant suivant le couple
Eux/Nous. Le sans-papiers devient une figure de l’altérité contribuant à faire
émerger en retour une communauté d’Européens pensée comme communauté
d’insécurité.
Cette vision
conflictualiste, qui n’est pas sans rappeler la division ami/ennemi élaborée
par le juriste autrichien Carl Schmitt, n’est pas une vue de l’esprit. Elle
transpire, parfois explicitement, des discours et documents européens. La
Commission européenne, qui est pourtant un acteur souvent plus favorable à
l’idée d’une réouverture des canaux légaux de la migration que ne le sont les
États membres, n’écrivait-elle pas en 2002 : « Les frontières sont un
lieu où s’affirme une identité européenne de sécurité intérieure[2] » ? La frontière
redevient symboliquement le « front » auquel elle est
étymologiquement liée. Elle est le lieu de l’affirmation du Nous par la
confrontation avec l’Autre. Elle est aussi cet espace hors du droit, décrit par
Balibar ou Arendt, où la violence est rendue légitime au nom de la préservation
de l’ordre (démocratique) intérieur.
Au lendemain
d’élections européennes marquées par le succès des discours populistes
anti-immigrés, force est de constater que la vision angoissée et angoissante
d’une immigration hors de contrôle n’a pas perdu de son souffle, bien au
contraire. À n’en pas douter, la rhétorique de la frontière protectrice ne
manquera pas de revenir, encore et encore, au centre des débats politiques. Il
apparaît par conséquent urgent de réintroduire dans ces débats un peu de
clairvoyance et, osons le terme, d’humanité. Plus de dix ans de recherche sur
cette question des frontières et des migrations ne nous incitent toutefois pas
à faire preuve de beaucoup d’optimisme. Espérons que l’avenir nous donnera
tort. Car, en la matière, il n’y va pas uniquement des frontières de l’Union,
mais également des frontières de la démocratie.
Sur l'auteur
Denis
Duez est professeur en science politique à l’Université Saint-Louis – Bruxelles
où il dirige l’Institut d’études européennes. Ses recherches portent sur la
gestion des frontières extérieures de l’Union et sur les mutations des modes
d’action publique dans le champ de la sécurité intérieure européenne. Il
examine plus spécialement les liens entre contrôles aux
frontières extérieures et légitimation du processus d’intégration
européenne. Il est l’auteur de L’Union
européenne et l’immigration clandestine. De la sécurité intérieure à la
construction de la communauté politique (Editions de l’Université de
Bruxelles, 2008) et, plus récemment, co-éditeur avec Olivier Paye et Christophe
Verdure de L’Européanisation. Sciences
humaines et nouveaux enjeux (Bruylant, collection « Idées d’Europe »,
2014).