« Je suis Charlieatan ! »
Par Andrew Crosby (chercheur au GERME-ULB)
Qu’ont en commun les vagues
d’émotion et d’indignation provoquées par les attentats de Paris et le millier
de morts en mer ces derniers jours ? D’abord, une sorte de conscience
collective qui réagit face aux atrocités endémiques à un système qui se nourrit
des inégalités. Ensuite, une mise en spectacle de la part du monde politique
d’avoir touché le fond (pardonnez le mauvais jeu de mots) et d’une promesse de
changement : « plus jamais ça ! » affirme-t-on sur un ton
solennel.
Mais ces leurres masquent bien,
comme le dénonce toute une série de cartes blanches, opinions, et entretiens
avec des experts du domaine, qu’en réalité ces promesses et « larmes de crocodiles »
ne sont qu’une façade, l’emballage de paquets de mesures politiques empoisonnées…
Comment ?
Les mesures post-Charlie et
post-naufrages ne se prennent pas aux causes des phénomènes qu’elles prétendent
combattre. En effet, malgré les récupérations pathétiques en clé de liberté
d’expression, les attentats n’avaient rien à faire avec cela. Plutôt ils
relèvent d’un malaise profond qui travers nos sociétés, qui semblent imploser
sous le poids des propres contradictions. Les valeurs d’égalité et de droit ne
sont pas accessibles à tout le monde et les fortes inégalités qui s’ensuivent
deviennent un terrain fertile de misère, d’échec, de stigmas, de ressentiment
et refus de cette société. Certains issu(e)s de ces classes sociales reléguées
réussissent, tandis que la majorité galère. Une toute petite minorité pète les
câbles… Mais la réponse de la France, et la tentative similaire en Belgique,
fut de prendre des mesures liberticides après le rassemblement pour la liberté
d’expression. N’aurait-on pas pu essayer
d’entamer une politique d’inclusion qui se prend aux inégalités qui traversent
notre tissu social ?
Et aujourd’hui, lorsqu’on nous
parle de sauver des vies, n’est-ce pas la même hypocrisie en tête
d’affiche ? D’abord parce que les mesures adoptées par le conseil européen
sont vraiment grotesques : on nous propose à outrance le contrôle et le
fichage, alors qu’il aurait suffi de supprimer les sanctions aux transporteurs
aériens pour déjà drastiquement réduire le recours aux bateaux de fortune… Mais
ces réponses ne font que masquer les racines de la question.
Dans les deux cas on mobilise la
peur. Peur du terrorisme d’un côté ; et de l’autre, peur de l’invasion des
immigrés et peur pour notre « système social » – dont pour le reste
on ne se gêne pas de le démanteler à coup de mesures d’austérité : notre
sécurité sociale a subi beaucoup plus de dégâts d’une législation à l’autre que
sous le « poids » de l’immigration. Et tant qu’à compléter le
menu : les amalgames grotesques qui représentent les immigrés comme des
menaces : pour la sécurité nationale et « l’identité »
culturelle…
L’hypocrisie est reine au pays
des mensonges…
On nous vend la démocratie comme
le gouvernement par les citoyens, basé sur la transparence, sur un savoir
objectif, la « volonté générale ». C’est pour cela que l’on a eu la
séparation de l’Eglise et de l’Etat, ainsi que des pouvoirs. C’est pour cela
que les cabinets de nos ministres, de nos institutions se font régulièrement
entourer d’experts (scientifiques, consultants), etc. Ceci devrait nous
interroger sur les phénomènes suivants.
Les études sur les migrations,
tous domaines confondus (histoire, sociologie, droit, économie, science de la
population, géographie, criminologie, etc.), critiquent et dénoncent la part de
responsabilité, voire carrément la production
de l’illégalité et de réseaux clandestins, des économies
« informelles », du « terrorisme », qui ne font que grandir
avec les années malgré les mesures toujours plus strictes – dont les 10 points
du conseil européen. Mais quels sont, alors, les savoirs qui guident nos
gouvernements ?
Un autre phénomène tout aussi
interpellant est le fait que de gauche à droite les discours et les mesures prises
ainsi que les collaborations internationales en matière d’immigration sont, à
quelque nuances près, tous les mêmes. N’est-ce pas là un signe ? Malgré
les clivages politiques qui règnent entre les partis la gestion de
l’immigration relève d’un des seuls points communs, comme s’il s’agissait là de
quelque chose de fondamental, de quelque chose auquel il ne faut absolument pas
toucher, tel un fondement de notre système de privilégiés – car n’oublions pas
que chez nous au moins nous pouvons (pour
combien de temps encore ?) nous exprimer librement et compter sur un
système de soutien socialisé quand nous ne pouvons plus assurer notre propre
subsistance.
Ces deux phénomènes témoignent,
chacun à sa façon, du fait que notre modèle de société (démocratie parlementaire
et capitalisme de marché dans nos contrées, capitalisme sauvage en-dehors) ne
fait pas que créer ses propres « monstres » (« jihadistes »,
« clandestins », misère du monde), mais s’en nourrit : pour
continuer à vendre ses armes, exploiter les richesses et la main-d’œuvre et
maximaliser ses profits, notre société mobilise ses exclus comme marge de
manœuvre. Peu importe que ces modes de productions et d’exploitations de
ressources ainsi que les lobbies, la production et la vente des armes
détruisent systématiquement les sociétés, l’environnement, sèment la terreur et
poussent des populations entières à l’exode. Justement ! Ces dernières à
leur tour deviennent des instruments utiles pour la délocalisation intérieure
(main-d’œuvre exploitable au gré et au noir, ci-inclus l’exploitation sexuelle
de femmes de tout âge confondus) ainsi que pour les négociations
internationales : promesse d’investissement contre engagement à empêcher
les émigrations – de toute façon les droits de l’homme ne valent qu’en Europe
(parfois).
Tant que nous nous n’attaquerons
pas de manière sérieuse aux inégalités créées par notre modèle de société, nous
connaîtrons toujours les formes les plus désespérées de la misère : des
gens prêts à mourir pour une cause (aussi fausse soit elle) ou pour un espoir
d’une meilleur vie (aussi chimérique soit il). Et là on se demandera comment
cela est-ce possible.
Mais aucun politicien ne veut
changer notre modèle de société. Et tant qu’il/elle ne le voudra pas, il/elle se
dira Charlie, mais sera Charlatan.
Andrew Crosby
Germe-ULB
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