vendredi 19 juin 2015

L’Europe obsédée par ses frontières. Production politique des clandestinités (Denis Duez)

L’Europe obsédée par ses frontières. Production politique des clandestinités

Par Denis Duez (USL-B)

Cet article a été diffusé dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014

Dans un récit autobiographique publié en 1942 sous le titre Monde d’hier. Souvenir d’un Européen, Stefan Zweig écrivait que « […] rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, […] il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich[1] ».

Les mémoires de Zweig, dont le manuscrit est expédié à son éditeur la veille de son suicide, s’apparentent à un hymne à une culture européenne en partie fantasmée, un hymne rédigé par un homme brisé par l’expérience de l’exil et de la guerre. La vision de l’Europe d’avant-guerre, à la fois ouverte et cosmopolite, proposée par l’écrivain paraît en effet naïve tant elle décrit une réalité qui ne concernait alors qu’une élite européenne, aristocratique ou bourgeoise. Elle nous sert cependant de piqûre de rappel : les documents de voyage et d’identité auxquels nous nous sommes habitués sont loin d’avoir toujours existé. Le monde d’avant 1914 est effectivement un monde sans passeport ni visa, même si de tels documents ont bel et bien existé, par période, au cours des siècles précédents. Ce texte nous rappelle également que, pas plus que les documents de voyage, les frontières n’ont d’évidence ou de naturalité. Les frontières sont toujours une production politique. Elles définissent la limite séparant deux ordres de souveraineté. Elles sont aussi un récit, un récit sur Soi et sur l’Autre.

Petit bond dans le temps. À la veille des élections européennes, non pas celles de 2014 mais de 2009, le Parlement européen lançait une campagne de presse visant à traduire des enjeux complexes en une vingtaine d’alternatives claires censées « parler » à des citoyens européens réputés indifférents aux affaires de l’Union. Parmi ces interrogations figurait la question suivante : « Quelle ouverture pour nos frontières ? ». Le Parlement présentait alors les termes du débat de manière dichotomique : « […] il y a toujours deux façons de considérer la question migratoire. Certains considèrent que l’immigration est une chance économique et culturelle pour l’Union européenne. D’autres pensent que, sous sa forme clandestine, l’immigration a des conséquences négatives pour les États Membres ».

En privilégiant ce type de communication, le Parlement maintenait un débat difficile dans une grammaire binaire : l’ouverture ou la fermeture, le laisser-faire ou le contrôle. Cette même pensée dichotomique avait déjà été mobilisée dans le Pacte européen sur l’immigration et l’asile d’octobre 2008 sous la forme de l’opposition entre immigration « choisie » et immigration « subie », opposition directement importée de la campagne présidentielle française de 2007. Depuis, cette dichotomie n’a cessé de structurer les débats européens sur l’immigration.

Inversant les rôles, un tel cadrage tend à dépeindre l’Union européenne comme une entité menacée, victime des migrants. Ce qui se déploie, c’est l’image inquiétante de populations migrant en masse vers les États européens pour profiter de leurs richesses et de leur système de protection sociale. Dans un contexte de crise économique où le migrant fait figure de concurrent pour le citoyen européen dans l’accès au marché du travail et à certains biens sociaux, cette binarité des discours produit de puissants effets politiques et sociaux ; effets dont les drames successifs aux frontières de l’Europe ne sont finalement que les conséquences prévisibles.

Le discours européen contribue en effet à rabattre la problématique des migrations irrégulières sur celle du contrôle des frontières : lutter contre l’immigration irrégulière passerait par un meilleur contrôle des frontières de l’Union. De fait, les réponses apportées au phénomène de la migration irrégulière visent systématiquement à renforcer les instruments du contrôle frontalier : politiques des visas plus restrictives, sécurisation des documents de voyage, mise en place de systèmes de détection automatisés des franchissements irréguliers des frontières maritimes (projet EUROSUR), création et renforcement de l’Agence pour la gestion des frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (Frontex), etc.

Cette stratégie politique, même lorsqu’elle insiste, comme il convient désormais de le faire, sur le renforcement de la surveillance maritime comme condition de possibilité d’opérations de secours en mer efficaces, apparaît bien peu convaincante. Surtout, elle nourrit un mythe politique, celui de la possibilité d’un contrôle efficace et généralisé des frontières extérieures de l’Union. Or, faut-il rappeler que les seules expériences historiques de verrouillage effectif des frontières d’un État sont celles de l’Allemagne de l’Est et de la Corée du Nord ? Même s’il s’agissait, s’il s’agit encore dans le second cas, d’enfermer les populations de ces États au-dedans bien plus que de tenir le reste du monde au-dehors, est-ce là un modèle pour des États démocratiques ? Faut-il aussi rappeler que la majeure partie des migrants irréguliers présents dans l’Union y sont entrés légalement et n’ont basculé qu’ensuite dans la clandestinité, par exemple en ne respectant pas la durée de validité de leur visa (overtsayers) ou les conditions de séjour fixées, ce qui relativise l’impact potentiel d’une stratégie centrée sur la seule surveillance des frontières ? Faut-il, enfin, rappeler que les expériences tant européennes que nord-américaines nous montrent que les contrôles aux frontières, s’ils se révèlent parfois efficaces localement, échouent presque toujours à l’échelle globale ? Les contrôles n’arrêtent pas les flux, ils les déplacent.

L’opposition entre ouverture et fermeture a par ailleurs fait émerger une rhétorique hybride de la fermeture « sélective » des frontières. Sous les coups de boutoir de la mondialisation, de l’intégration des marchés et de l’essor des flux transnationaux, la frontière ne serait plus une barrière mais un filtre. Pour les Européens, il est aujourd’hui possible de traverser les frontières entre États membres avec autant d’insouciance que ces Européens franchissant le méridien de Greenwich évoqués par Zweig. Cette fluidité des déplacements est même plébiscitée par les citoyens de l’Union qui y voient l’une des principales réalisations de l’intégration européenne. Elle a cependant un prix : la mise en place de dispositifs de contrôle visant à surveiller les mobilités des citoyens et, surtout, à empêcher les déplacements jugés illégitimes ou indésirables de certains ressortissants de pays tiers.

Avec le renforcement de la surveillance des frontières de l’Union, il devient de plus en plus difficile de rejoindre irrégulièrement l’Europe. Le recours aux passeurs – même s’il a toujours existé – est aujourd’hui un impératif tant certaines portions de frontières sont devenues étanches pour les « indésirables ». Le développement du trafic des êtres humains, la prise de risque accrue pour les migrants et l’abandon « volontaire » par ces derniers de leur sort aux mains d’individus peu scrupuleux font ainsi figure de conséquences directes de la politique européenne de lutte contre la migration irrégulière.

En définitive, la politique européenne de gestion des migrations irrégulières se révèle triplement problématique. Premièrement, elle est globalement inefficace en ce qu’elle n’apporte pas de réponse cohérente au phénomène des overstayers, pas plus d’ailleurs qu’elle n’entrave véritablement les franchissements irréguliers à l’échelle européenne. Deuxièmement, loin de participer à l’élévation du niveau de sécurité dans l’Union européenne comme l’annoncent ses partisans, cette politique apparaît contre-productive à cet égard. Elle favorise le développement des réseaux de passeurs ainsi que les économies souterraines basées sur l’exploitation économique des migrants. Enfin, troisièmement, cette politique est particulièrement dangereuse pour des migrants prêts à prendre des risques toujours croissants pour poursuivre leur rêve d’une vie meilleure en Europe.

Compte tenu de ces limites, largement reconnues par les acteurs européens eux-mêmes, comment comprendre cet entêtement dans une voie apparemment sans issue ? Outre d’évidentes considérations électorales prévalant au niveau des Etats membres, sans doute faut-il replacer l’obsession des Européens pour leur frontière commune dans le processus sociohistorique de construction d’une communauté politique européenne. L’histoire et la théorie politiques, de Machiavel à Thomas Hobbes en passant par le sociologue Norbert Elias, nous enseignent en effet que la formation d’un corps politique ne peut être uniquement expliqué par le renforcement de liens de solidarité ou d’amitiés entre compatriotes. L’existence d’une culture, d’une langue, d’une religion communes ou d’un projet politique partagés ne suffit pas non plus. La communauté politique est certes le fruit d’attachements – aux institutions politiques et entre concitoyens –, mais elle est également le produit de guerres, de conflits et de violences, physiques ou symboliques.

À cet égard, il semble raisonnable de considérer qu’en posant la question de ses frontières extérieures et de leur contrôle l’Union européenne pose également la question des frontières symboliques définissant les conditions d’appartenance à une communauté politique. Loin de manifester un réflexe de protection d’une communauté préconstituée, la politique des frontières semble bien plutôt prétendre créer du lien, voire de l’identité, là où il n’en existe pas encore. En d’autres termes, en identifiant une menace commune, celle d’un sans-papiers ou d’un « clandestin » détournant à son profit des emplois ou des biens sociaux en voie de raréfaction, la politique des frontières fournit aux Européens un principe d’auto-identification fonctionnant suivant le couple Eux/Nous. Le sans-papiers devient une figure de l’altérité contribuant à faire émerger en retour une communauté d’Européens pensée comme communauté d’insécurité.

Cette vision conflictualiste, qui n’est pas sans rappeler la division ami/ennemi élaborée par le juriste autrichien Carl Schmitt, n’est pas une vue de l’esprit. Elle transpire, parfois explicitement, des discours et documents européens. La Commission européenne, qui est pourtant un acteur souvent plus favorable à l’idée d’une réouverture des canaux légaux de la migration que ne le sont les États membres, n’écrivait-elle pas en 2002 : « Les frontières sont un lieu où s’affirme une identité européenne de sécurité intérieure[2] » ? La frontière redevient symboliquement le « front » auquel elle est étymologiquement liée. Elle est le lieu de l’affirmation du Nous par la confrontation avec l’Autre. Elle est aussi cet espace hors du droit, décrit par Balibar ou Arendt, où la violence est rendue légitime au nom de la préservation de l’ordre (démocratique) intérieur.

Au lendemain d’élections européennes marquées par le succès des discours populistes anti-immigrés, force est de constater que la vision angoissée et angoissante d’une immigration hors de contrôle n’a pas perdu de son souffle, bien au contraire. À n’en pas douter, la rhétorique de la frontière protectrice ne manquera pas de revenir, encore et encore, au centre des débats politiques. Il apparaît par conséquent urgent de réintroduire dans ces débats un peu de clairvoyance et, osons le terme, d’humanité. Plus de dix ans de recherche sur cette question des frontières et des migrations ne nous incitent toutefois pas à faire preuve de beaucoup d’optimisme. Espérons que l’avenir nous donnera tort. Car, en la matière, il n’y va pas uniquement des frontières de l’Union, mais également des frontières de la démocratie.

Sur l'auteur

Denis Duez est professeur en science politique à l’Université Saint-Louis – Bruxelles où il dirige l’Institut d’études européennes. Ses recherches portent sur la gestion des frontières extérieures de l’Union et sur les mutations des modes d’action publique dans le champ de la sécurité intérieure européenne. Il examine plus spécialement les liens entre contrôles aux frontières extérieures et légitimation du processus d’intégration européenne. Il est l’auteur de L’Union européenne et l’immigration clandestine. De la sécurité intérieure à la construction de la communauté politique (Editions de l’Université de Bruxelles, 2008) et, plus récemment, co-éditeur avec Olivier Paye et Christophe Verdure de L’Européanisation. Sciences humaines et nouveaux enjeux (Bruylant, collection « Idées d’Europe », 2014).




[1]           Zweig, Stefan, Monde d’hier. Souvenir d’un Européen, Paris, Belfond, 1993 [1942], pp. 476-477.
[2]           Vers une gestion intégrée des frontières extérieures des États membres de l’Union, COM(2002), 233 final, 7 mai 2002, p. 5.

Démocratie et politique de l’hospitalité Du lieu commun à l’espace public (Sophie Klimis)

Démocratie et politique de l’hospitalité
Du lieu commun à l’espace public

Par Sophie Klimis (Professeur de philosophie, Université Saint-Louis-Bruxelles)

Cet article a été diffusé dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014


« Avec Œdipe, je m’installais au centre du village et je poussais un long cri. C’était sans doute un cri de détresse, mais qui disait seulement : nous sommes là, l’aveugle et moi, nous attendons, nous avons faim, qu’est-ce que vous allez faire de ça ? » (H. Bauchau,
Antigone)
           

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde… » : ce lieu commun de l’impuissance qui signe aussi celui de l’exclusion, chacun d’entre nous l’a mille fois entendu. Son pernicieux « réalisme » est incarné par la politique de l’Europe : celle d’un triage  « clinique/cleanique » entre les « bons » et les « mauvais » demandeurs d’asile, censé garder sauve la bonne conscience des citoyens européens. A ce type de « lieu commun », on voudrait ici en opposer un autre, défendu par le poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant (Traité du Tout-Monde). Selon lui, nous ne pouvons pas ne pas entendre le « cri du monde », jailli du souvenir toujours vif des millions d’hommes jadis déportés/importés par d’autres à fond de cale comme du bétail, et qui court aujourd’hui des ateliers clandestins aux camps de réfugiés, en passant par les bidonvilles et les ghettos. Si personne ne peut modifier le passé ni remédier de façon définitive aux maux du présent, nous pouvons néanmoins toutes et tous entendre les « lieux communs » créés par les artistes et les penseurs afin de mettre en forme ce cri. Passerelles hybridant les imaginaires, ces « lieux communs » nous donnent à penser et à ressentir autrement, ouvrant la voie à ce que Glissant appelle la « mondialité » : non pas la mondialisation, qui formate sous le signe du Même et de l’Un, mais au contraire le résultat imprévisible de la rencontre et de l’enchevêtrement de multiples cultures. Car comme l’écrivait déjà le poète Victor Segalen au début du XXème siècle : « c’est par la différence et dans le divers que s’exalte/L’existence./Le Divers décroît./C’est là le grand danger ».
            En pariant sur le potentiel de transformation des mentalités que recèle ce travail sur les imaginaires, on réfléchira donc le fait suivant : la plus ancienne occurrence du terme « démocratie » en grec ancien se trouve dans la tragédie des Suppliantes d’Eschyle, dans un contexte où il est intimement lié à la question du droit d’asile. Rappelons en deux mots l’intrigue de cette pièce : les cinquante filles du roi Danaos, les Danaïdes, arrivent dans la cité d’Argos avec leur père, poursuivies par leurs cousins qui veulent les épouser de force. Elles demandent l’asile au roi d’Argos. Comme accorder ce droit aux Danaïdes revient à entrer en guerre avec leurs cousins, le roi se livre d’abord à un débat intérieur, où il pèse le pour et le contre. Puis, il décide de soumettre la décision finale à l’assemblée du peuple. Les Danaïdes demandent à leur père, qui a assisté à cette assemblée, « à quoi s’arrête la décision prise, selon la loi du scrutin populaire où prévaut la majorité » (v. 601-604). Littéralement, le texte dit : « quelle est la finalité visée par l’édit proclamé ? La main du peuple ayant donné pouvoir à sa décision (dèmou kratousa kheir), dans quelle direction s’est portée la foule ? ». Ce n’est donc pas le terme abstrait demokratia qui apparaît ici, mais l’action concrète du peuple, qui s’incarne dans le vote à main levée. Ce geste manifeste, — il rend visible —,  et il réalise, — il donne pouvoir —, tout à la fois, la décision collective du peuple :

« Les citoyens d’Argos se sont prononcés d’une voix unanime : de ses droites mains levées, le peuple entier a fait frémir l’éther pour ratifier ces mots : « il a semblé bon aux Argiens que la résidence en ce pays nous soit accordée, libres et protégés contre toute reprise par un droit d’asile reconnu : nul habitant ni étranger ne pourra nous saisir ; use-t-on de violence, tout propriétaire terrien d’Argos qui ne nous prête pas aide est frappé d’atimie, exilé par sentence du peuple. »  (v. 605-614)

Eschyle transpose ici la formule qui inaugurait les décrets et les lois à Athènes : « il a semblé bon au peuple de … ». La racine du verbe grec renvoie à la doxa, c’est-à-dire à l’opinion. Autrement dit, dans le cadre de la démocratie directe athénienne, il est évident que la loi est de l’ordre de l’opinion, c’est-à-dire qu’elle est le résultat fragile, faillible et imprévisible d’une délibération collective, sans aucune garantie/légitimation transcendante. Par ailleurs, en choisissant le pluriel, — « il a semblé bon aux Argiens » —, Eschyle montre que c’est cette délibération collective qui fait advenir le peuple (dèmos) en tant que tel. En effet, la décision finale est ce qui concrétise l’unification de la volonté des citoyens. C’est donc le fait d’accorder le droit d’asile à des femmes barbares, — le plus « étranger » et le plus « lointain » par rapport à l’identité du citoyen grec —, qui est au fondement même de la constitution de cette identité. Le texte le dit a contrario : celui qui ne respectera pas ce droit d’asile en ne protégeant pas ces « métèques » (littéralement, ceux qui « habitent avec ») que sont désormais les Danaïdes et leur père, sera frappé d’atimie, c’est-à-dire qu’il perdra sa citoyenneté. Voire même, il sera exilé, c’est-à-dire qu’il sera exclu de la communauté politique et condamné à ce statut d’apatride auquel le droit d’asile était censé remédier.
            Quelques années après la seconde guerre mondiale, la philosophe Hannah Arendt a consacré une analyse pénétrante au problème des apatrides, qui représente selon elle « le phénomène de masse le plus nouveau de l’histoire contemporaine » (Arendt, « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme », in L’impérialisme, (1951), 2002). Arendt souligne le paradoxe suivant : privés de patrie et de nationalité, les apatrides deviennent des « sans-droits » absolus, auxquels même les droits de l’homme sont déniés alors que ce sont les seuls qui devraient leur rester. Privés de patrie, privés d’un gouvernement qui pourrait les protéger, les apatrides sont aussi « privés d’une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions et rende les actions significatives » (p. 599). Exclus d’une communauté « nationale », les apatrides se voient en fait exclus de la communauté humaine toute entière : le fondamental « droit d’avoir des droits » qui est dénié aux apatrides, c’est en effet le droit de « vivre dans une structure où l’on est jugé en fonction de ses actes et de ses opinions » (Ibid.), c’est-à-dire le droit de pouvoir apparaître sur l’espace public. Or, selon Arendt, être privé de la possibilité de parler et d’agir au sein d’un tel espace public, c’est être réduit au statut de « spécimen » d’une « humanité » désormais envisagée comme simple espèce animale. Dès lors, le « problème » des apatrides est qu’il fait planer le spectre de la déshumanisation sur l’ensemble des citoyens d’un Etat-nation qui, en reniant son devoir d’hospitalité, se nierait en son principe même :

« L’Etat-nation ne saurait exister une fois que son principe d’égalité devant la loi a cédé. Sans cette égalité juridique (…) la nation se dissout en une masse anarchique d’individus sur et sous-privilégiés. Les lois qui ne sont pas égales pour tous constituent des droits et des privilèges, ce qui est en contradiction avec la nature même des Etats-nations. Plus ils font preuve d’une incompétence manifeste à traiter les apatrides en personnes légales et plus grande y est l’extension de l’arbitraire exercé par les décrets de la police, plus il est alors difficile à ces Etats de résister à la tentation de priver tous les citoyens de statut juridique et de les gouverner au moyen d’une police omnipotente. » (Arendt, (1951), 2002, pp. 590-591)


mercredi 17 juin 2015

Des visages, des figures: rendre visible l'invisible (Florence Delmotte)

Des visages, des figures : rendre visible l’invisible

Par Florence Delmotte (Crespo/USL-B)

Cet article est paru dans la Revue Nouvelle du mois de juin/juillet 2014



« Nous allons voir des matches de football, et plus des combats de gladiateurs ». Par ces mots, le sociologue d’origine juive allemande Norbert Elias (1897-1990) résumait, dans La solitude des mourants, ce qui lui apparaissait comme un progrès, timide mais essentiel, de l’humanité tout entière. Comme nulle autre sans doute, la société contemporaine rejette vieillards et malades du monde des vivants. Toutefois, vivant depuis des siècles au sein d’États certes souvent en guerre mais fondés sur l’interdiction légale de la violence privée, nous supporterions moins que jamais le crime et la souffrance d’autrui et commencerions à comprendre que, dans ce monde depuis longtemps globalisé, nous dépendons de plus en plus les uns des autres. Nous serions arrivés non pas à éradiquer le mal que les humains peuvent causer à d’autres humains – comment le prétendre, parlant du XXe siècle, surtout quand on a été comme Elias condamné à l’exil dès 1933, malgré cela interné en 1940 sur l’île de Man en tant qu’Allemand, orphelin d’Auschwitz et apatride pendant plus de 20 ans ? Au moins serions-nous parvenus à mieux identifier les « grandes catastrophes » et souhaiterions-nous éviter leur reproduction avec plus de fermeté que jadis. En un mot, nous aurions appris à nous mettre à la place d’un autre de plus en plus éloigné et différent de nous. Après 1945, le projet européen, associant des anciens ennemis, semblait même vouloir œuvrer à la disparition de cette catégorie politique.

La partition du monde en amis et en ennemis, cette « vision conflictualiste » dont parle Denis Duez dans ce même numéro, l’Europe est pourtant loin de l’avoir éradiquée. Pis, selon lui « elle transpire, parfois explicitement, des discours et documents européens », en premier lieu ceux qui concernent la politique des frontières. Comme si celle-ci, « en identifiant une menace commune, celle d’un sans-papiers ou d’un “clandestin” détournant à son profit des emplois ou des biens sociaux en voie de raréfaction », permettait d’offrir, enfin, un principe d’identification, un « nous », aux citoyens d’Europe, à travers la désignation, la stigmatisation et le rejet d’un « eux » menaçant et flou, envahissant et sans figure.

À l’opposé de cette vision, la lutte en faveur de la reconnaissance des droits des sans-papiers doit tout ou presque aux militants de la cause, avec ou sans papiers. À ceux qui se soucient de pérenniser le mouvement, d’assurer sa reconnaissance comme force politique, de faire bouger le rapport de force. À ceux qui se sont jetés souvent corps et âme dans ce combat, de petites victoires en grandes désillusions, de procès en procès. Au risque pour certains de sombrer, à force d’assumer seuls ce qui est de notre responsabilité à tous et constitue d’abord notre échec, à nous qui n’avons pas vécu les descentes de police au petit matin, les expulsions forcées, l’aéroport, Semira Adamu, morte. Mais si le héros est aussi, dans le Talmud, « celui qui fait d’un ennemi un ami », chacun a un rôle à jouer dans l’histoire, qui consiste d’abord à rendre ou à reconnaître un visage à ces humains sans papiers.

En 2009, les Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), petite université bruxelloise, décidaient d’accueillir une cinquantaine de sans-papiers. Mamane (dit Ibrahim), Abdel, Léon, Guy, Isabelle, leurs compagnons et leurs enfants faisaient jusque-là partie d’un groupe plus large basé à l’ULB mais refusaient la solution radicale d’entreprendre une grève de la faim. Le 9 mars 2009 vers 15h00, le recteur, des membres du personnel et quelques étudiants attendaient ainsi, sur le trottoir du boulevard du Jardin botanique, ceux qu’on appellera un temps « les sans-papiers de Saint-Louis », qui allaient occuper six mois durant la salle de sport située, au cœur de l’établissement, à côté de la bibliothèque. Cette occupation connut ses moments difficiles, compte tenu surtout des atermoiements des responsables politiques, dont les fausses promesses semblaient condamner les sans-papiers à la division. Mais ces six mois furent aussi une leçon de solidarité et de vie, sans précédent dans l’histoire de Saint-Louis. Le quotidien de cette rencontre a été filmé par trois jeunes réalisateurs, Céline Darmayan, Origan Canella et Sébastien Calvez, dans le Film 9 Ter. Il se retrouve également dans des milliers de mails échangés par des dizaines de personnes et évoquant notamment, depuis l’attente fébrile de nos hôtes, l’organisation colossale qu’a nécessitée l’accueil des sans-papiers pour une institution comme les FUSL (devenues depuis « l’Université Saint-Louis »). Ces mails expliquent comment on a refait des douches, connecté des ordinateurs, engagé des portiers pour assurer la sécurité des sans-papiers le week-end et la nuit, planifié des visites guidées de Bruxelles, prévu des cours de langue, organisé des permanences, assuré le ravitaillement, etc.

Bien sûr, il y avait à Saint-Louis, au départ, une poignée de collègues tout acquis à la cause qui ont facilement réussi à en convaincre d’autres. Bien sûr, tout le monde n’était pas d’accord pour accueillir des sans-papiers aux Facultés, fût-ce trente (ils seront parfois près de cent), fût-ce pour quelques semaines (qui ont duré six mois). Bien sûr, il y aura, tout au long, de sérieux dissensus relatifs à la radicalisation du mouvement, aux conséquences de l’accueil, aux conditions de sa prolongation. Mais surtout il y a, à l’arrivée, un engagement, au sens fort, exceptionnel et croissant, des autorités académiques au personnel d’entretien, des services administratifs aux étudiants et aux professeurs, de l’aumônier aux chercheurs, toutes convictions religieuses et politiques présentes et confondues sinon également représentées.

« L’esprit des lieux » seul ne saurait rendre compte de l’évidence avec laquelle certains ont, à différents niveaux, littéralement fait tout ce qui était « en leur pouvoir » pour – ce sont les mots du recteur de l’époque dans un message adressé à la communauté universitaire au lendemain de l’arrivée des « occupants » – « participer à cette opération humanitaire d’urgence » et « apporter leur soutien logistique ou moral » à cette « juste cause ». Ce qui explique cette mobilisation aussi spontanée qu’inattendue, c’est bien plutôt la présence proche et sensible de ces « “sans-papiers”, principalement des Africains de différents pays d’Afrique noire et des Équatoriens, souvent en couple, certains même avec de jeunes enfants », pour encore citer le recteur des FUSL. Le fait de partager un thé, un peu de leur détresse, une bonne nouvelle, ou même seulement pendant six mois un couloir avec « eux » : des hommes, des femmes, des couples et des jeunes enfants « sans papiers ». Si tout fut fait pour aider à ce qu’ils les obtiennent, ces papiers, la prise de conscience par certains du caractère absurde de cette privation, la sortie de l’indifférence d’acteurs qui ne seront jamais des militants est une autre petite victoire de cette période. Une goutte d’eau, certes, mais qui contribue à « montrer la face privée de problèmes publics » (Gusfield), à rappeler aux individus leur capacité de s’émouvoir du sort d’autrui et de coopérer.

Flux, vagues, quotas, soldes, stocks. L’un des grands mérites de certaines études scientifiques est de mettre en lumière la réduction, par les politiques migratoires, des migrants à des chiffres, à de l’eau, à des choses. La lutte en faveur des sans-papiers a besoin qu’on rappelle sans relâche, puisque besoin en est, l’humanité des migrants et de ceux qui les accueillent. Que, derrière les chiffres et les statistiques, au lieu de vagues et de flux, il y a des individus qui ont un nom et une vie. Qu’ils sont des femmes, des hommes et des enfants « comme les autres ». Ou plutôt : qu’ils sont des nôtres. L’histoire des sans-papiers n’a pas besoin de martyrs. Elle n’en compte que trop. Elle a besoin de visages.

Sur la photo, Mamane Ibrahim, né le 20 mars 1980 à Maradi, Niger, pays qu’il a quitté en 2002 pour arriver en Belgique en 2005 après avoir traversé des déserts, pose avec mon fils, Marcel Louis Ibrahim, à l’occasion du premier anniversaire de celui-ci, le 6 août 2010. Connaissant sa discrétion, je le remercie d’avoir accepté que je parle de lui et que je publie cette image. Nous nous sommes rencontrés à Saint-Louis en 2009 dans le contexte de l’occupation. Son pays d’origine n’était même plus capable de prouver son existence. Je l’ai connu luttant au nom d’un groupe que n’unit ni l’origine, ni la langue, ni la religion, aucun de ces leurres dont on prétend qu’ils fondent les communautés politiques. Se battant pour que soient régularisés des compagnons en meilleure posture que lui parce que parents, travailleurs, malades, ou depuis plus longtemps là. Nous rappelant le sens de la liberté, de l’égalité, de la démocratie et de la politique. Offrant à tous ce qu’il n’avait pas pour lui-même : l’espoir. À la différence de la plupart des ex-sans-papiers de Saint-Louis, Mamane n’a pas encore obtenu son permis de séjour pour cinq ans, contrairement à la promesse qui lui avait été faite en 2010 ; sa « carte » doit donc être renouvelée chaque année. Il travaille pour l’association Convivial où il est heureux d’accompagner des réfugiés et des demandeurs d’asile. Inch Allah, comme il dit, son premier enfant naîtra en Belgique à l’été 2014. C’est une fille.




[1] « Des visages, des figures » : on reconnaîtra le titre d’une chanson de Noir Désir qui, sans faire référence aux migrants apparemment, évoque le « Désert » et un « Homme à la mer ». « Rendre visible l’invisible » était par ailleurs le titre de l’exposition des travaux d’étudiants de La Cambre-Architecture accueillie du 27 mars au 4 mai 2009 aux Facultés universitaires Saint-Louis. Sur l’initiative de Christine Schaut, professeure à Saint-Louis et membre du Comité de soutien aux sans-papiers, les étudiants de l’atelier « Arts et Paysages » de Patrice Neirinck avaient pensé des interventions pour rendre visible la cause des Sans-Papiers dans l’espace public.