vendredi 29 mai 2015

« Militant-chercheur » et « chercheur-militant » : Retour sur une expérience de recherche au sein des collectifs de migrants « sans-papiers ».

Proposition de communication
Produire du savoir sur les migrations :
Enjeux méthodologiques, épistémologiques et éthiques

Journées d'étude internationales,
Université de Paris 13, 28-29 mai 2015
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« Militant-chercheur » et « chercheur-militant » : Retour sur une expérience de recherche au sein des collectifs de migrants « sans-papiers ».
Par Youri Lou Vertongen – Université Saint-Louis Bruxelles

Work in progress : merci de ne pas diffuser ce document sans accord préalable de son auteur

Introduction

Dans le « Guide de l'enquête de terrain », Stéphane Beaud et Florence Weber expliquaient qu'il était « sans doute plus facile d'enquêter sur des univers inconnus parce que leur étrangeté crée la distance, elle vous oblige à voir d'un œil neuf des phénomènes que vous auriez négligés si vous étiez familier de ces milieux 1». A l'inverse, faire de la recherche sur un objet au sein duquel le chercheur serait partie prenante est généralement mal considéré par la science-politique dans le sens où cette position ambiguë, à la fois « chercheur » et « acteur de sa recherche » (à la fois sujet et objet), transgresserait le principe de « neutralité axiologique »2 et piègerait ainsi le chercheur dans des prénotions équivoques liées à la familiarité de son objet.
Dans cette communication pourtant, je voudrais défendre l'hypothèse, qui va à rebours de cette critique selon laquelle cette « double-position» peut, selon certains impératifs méthodologiques et éthiques, muer cet apparent désagrément de subjectivité en « force » épistémologique.

« In the course of a lifetime, modern man has so very little personal experience and yet experience is so important as a source of original intellectual work » (Mills, 1959, pg 197).

Par cette sentence, Mills réaffirme, en effet, l'importance d'inclure les expériences personnelles dans les processus de recherche et de s’en servir en tant que collecte de données. Alors que cette perspective a structuré les sciences sociales aux USA – je pense notamment aux gender studies et aux post-colonial studies qui, jouant de cette conflictualité épistémologique, ont fait de cette position « située »3 un incontournable de l'analyse des enjeux qui sous-tendent leur champs de recherche –, en Belgique et en France on a longtemps préféré enfuir ces tensions sous le « dogme » de l'impératif de neutralité. Si ce dernier a fait l'objet de multiples remises en cause « soit par des tentatives visant à développer une nouvelle compréhension de ce paradigme (Kalinowski, 20054), soit en raison d'appels très clairs à la mobilisation des intellectuels»5, il est cependant, encore aujourd'hui, le paradigme dominant auquel doit se conformer le chercheur en sciences-sociales.
Je me propose ici de rendre compte, dans un premier temps, des raisons pour lesquelles je n'ai pu m'y soumettre complètement en regard de la singularité de mon parcours Je tente, en effet, dans mes recherches de sonder un autre point d'ancrage du « savoir-vérité » que celui de la neutralité axiologique. Il s’agit d’expérimenter une sorte de « production théorique autonome, non centralisée, c'est-à-dire qui n'a pas besoin, pour établir sa validité, du visa d'un régime commun 6».
Si cette question de la « neutralité axiologique » est provisoirement mise de côté dans ma méthodologie de recherche, elle ne cesse pour autant d'avoir des effets sur celle-ci via des impératifs de justification d'un savoir « situé » et « engagé », considéré par le monde scientifique comme un « savoir bâtard »7. Dans un second temps, je voudrais tenter l'exercice d'une socio-analyse de ce que coûte, engage, mais surtout permet ma « double-position » de « chercheur-militant » au sein de ma recherche sur les collectifs de migrants « sans-papiers ». Enfin, je vous soumettrai la méthodologie expérimentée pour transformer ce désagrément de subjectivité en avantage épistémique.


Repères biographiques


Mes recherches portent, depuis 2013, sur les mobilisations collectives de migrants « sans-papiers » en Belgique francophone. J'y étudie plus particulièrement les rapports de force (et de domination) qui peuvent prendre place dans ces mobilisations, dont une des particularités, à mon sens, tient dans l'articulation, en leur sein, de collectifs de militants « avec » papiers et de migrants « sans-papiers ». C’est parce que j'ai moi-même été pris dans ces mouvements de lutte lorsque j'étais étudiant, que je le suis encore aujourd'hui, que j’ai décidé d’entreprendre cette recherche.

En avril 2008, j'étais jeune étudiant en science-politique lorsqu’une centaine de migrants « sans-papiers » ont investi des locaux de notre université pour y démarrer une occupation en vue de faire pression sur le gouvernement pour qu'il accélère une campagne de régularisation. Dès les premiers jours de l'occupation, j'ai contribué à la création d'un Comité d'Actions et de Soutien aux sans-papiers. Ce comité visait deux choses : premièrement, il apportait une aide logistique aux occupants (matériels, nourritures, etc.) - cette partie concerne le volet « soutien » du comité - et, deuxièmement, il investissait la rue aux côtés des « sans-papiers », dans des actions de manifestations et de désobéissance civile quasi hebdomadaire. Le mouvement d’occupation s'est soldé par des campagnes de grèves de la faim que le comité a accompagnées. Ce furent mes premiers pas en tant que militant politique.
D'emblée, c'est l'espace de l'université (en tant qu'espace occupé par les migrants) qui m'est apparu comme l’espace propice à l'engagement. Mon identité de militant est née indéniablement de mon passage à l'Université.
Très rapidement des relations fortes entre membres du comité et occupants se sont nouées : amicales, amoureuses parfois. Nous n'étions plus uniquement impliqués dans une cause politique, nous étions « affectés » par les personnes qui la portaient. La cause défendue était devenue à ce point incarnée qu'on s'y sentait lié peut-être plus affectivement encore qu’idéologiquement. Autrement dit, parmi les incitants de mon engagement, les relations tissées avec les migrants ont petit à petit contrebalancé les bases idéologiques qui le sous-tendaient.
En queue de comète du mouvement d'occupation de 2008, nous avons été pris, avec huit autres membres du comité, dans les méandres d'une longue procédure judiciaire liée au soutien actif aux « sans-papiers » à Bruxelles. Sous les conseils de mes avocats, j’ai dû cesser le soutien de terrain au mouvement « sans-papiers ».
A la clôture du procès, j’ai tenté de me réinvestir dans le mouvement « sans-papiers », mais j’'étais comme figé dans une incapacité à me laisser à nouveau emporter par l'aventure. Je me sentais pris en étau entre le choix de ne pas m'investir et le désir de recommencer comme si c'était la première fois. Mais j’avais perdu cette innocence qui était la condition de possibilité de mon engagement premier. La recherche scientifique a été le prétexte à une « prise de distance » propice à mon réinvestissement sur le terrain. Dans le même temps, cet investissement scientifique a pu prendre appui sur une expérience militante.
Cette porte d'accès privilégiée au terrain m’a incité à prolonger mes recherches selon une approche ethnographique et « micropolitique »8 dans une perspective « au plus près des acteurs »9. J’utilise l'outil universitaire comme espace de légitimation d'un savoir qui puise sa source dans les pratiques militantes des mouvements de migrants. Le savoir développé dans mes recherches est donc tout autant un savoir de militant, qu'un savoir de chercheur. Je tente ainsi de mettre au cœur du savoir sociologique « l’expérience ethnographique, le parcours de l’enquête, et de poursuivre une [analyse] critique10 ». La posture « chercheur - militant » est donc à la fois la seule qui s'est offerte à moi de par mon parcours, mais également une des conditions de possibilité de mon travail de chercheur et de la poursuite de mon engagement sur le terrain. Dans mon cas, on a donc affaire à une consubstantialité de position : mon engagement politique est étroitement conditionné aujourd'hui par mon engagement universitaire. Et vice versa. « La non-rupture [entre chercheur et militant] fût une condition de la survie du chercheur »11.

Lorsque, dans le cadre de ma thèse, je suis retourné sur le terrain en tant que « chercheur », je me suis rendu compte que j’avais été subjectivé par les acteurs de ma recherche, avant tout en tant que « militant ». En quelque sorte, le choix de la place que je prenais dans le groupe observé (collectif de soutien à des demandeurs d’asile afghans), n’était plus de mon ressort. Se posent alors les questions de comment ne pas aliéner la distance scientifique de mise, tout en restant pris et compris dans l'objet de ma recherche ? Quels sont les « frontières » que je m'engage à respecter entre ma position de chercheur et ma position de « militant » ? Quelles sont les « schizophrénies » rencontrées par ce double-positionnement ? A quelles injonctions (de restitutions ou de réserves) cette double-position m'oblige-t-elle à répondre, tant vis-à-vis des acteurs que j'observe, que des lecteurs de mon travail, et vis-à-vis de moi-même ?

L'impossible neutralité

Les savoirs qui se nouent autour des mobilisations de migrants « sans-papiers », ceux retraçant une lutte micropolitique torpillée par les préceptes de la « politique migratoire » ( c'est-à-dire le besoin de réguler les flux, d'expulser les surplus, et la désormais « impossibilité » « d'accueillir toute la misère du monde », à peine s'agirait-il d'en « prendre sa part12 »), sont d'emblée « disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et des sciences » et ne « doivent leur force qu'au tranchant qu'ils opposent à tous ceux qui l'entourent 13». Les récits sur lesquels s'appuient mes analyses sont souvent des récits « insuffisamment élaborés », presque naïfs et qui ne semblent pas relever d'une « scientificité » au sens dominant du terme : expérience répétée, règle, exception qui la confirme,... Les savoirs autour des luttes de migrants sont, au contraire, et par définition, assujettis, minoritaires, particuliers et situés. Ils rendent compte d’évolutions microscopiques, toujours appréhendées selon un certain angle de vue, mettant en exergue certains aspects et en déniant d'autres. Ma recherche « fait appel à la fois aux connaissances érudites, aux mémoires locales, aux savoirs historiques des luttes, et aux éléments disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et des sciences14».
Une position pragmatique

D’un point de vue pragmatique, cette perspective ethnographique et engagée est porteuse de sens heuristique. Premièrement, les espaces sociaux dans lesquels se constituent les luttes de migrants sont des « interstices »15 de marginalité, au sens juridique du terme (Illégalité, clandestinité, fausses identités…), au sens économique du terme (Misère sociale, absence de sécurité d'embauche, allocations, assurance,....) et au sens social du terme (lieux d’occupation insalubres (Eglises ou bâtiments désaffectés), lieux bondés, promiscuité hommes, femmes, enfants...). Les espaces de luttes de migrants sont donc des espaces de « survie » au sens propre – précarité de l'occupation – autant qu'au sens figuré – la victoire du mouvement est synonyme de maintient assuré sur le territoire. Tous lieux de survie qu’ils soient, ils sont aussi lieux d’espérance, par définition, traversés de tensions et de conflictualités entre les protagonistes. Cela induit que les rapports de confiance sont difficiles à établir pour qui viendrait de l’extérieur. Cette méfiance est d’autant plus vive vis-à-vis de celui qui serait étiqueté « chercheur » (membre d’une institution, « bourgeoise » qui plus est) détenteur d'un « savoir-pouvoir » vis-à-vis de ses enquêtés16 . Enjeux contradictoires entre les migrants (en lutte pour leurs droits) et le chercheur (en lutte pour... sa thèse), à quoi il faut ajouter une forme d’anti-intellectualisme propre aux milieux radicaux et une certaine suspicion (« il travaille peut-être avec le ministère ou la police »), font que le scientifique n’est pas d’emblée le bienvenu au sein du collectif en lutte. C’est pourquoi, l’identité militante constitue le sésame pour gagner la confiance du collectif.
Deuxièmement, la double identité de militant-chercheur représente un avantage en regard des registres discursifs développés au sein même du processus de lutte. Ces derniers sont en effet voués à rester, la plupart du temps, enfouis sous les enjeux stratégiques (« je ne fais pas vraiment la grève de la faim », « je ne suis pas vraiment palestinien »), ou les tenants macro-médiatiques. Cette « double-identité », de chercheur et de militant de la cause, permet, selon moi, d'approcher ce que les représentations médiatiques et macro-politiques d'un mouvement de lutte ne permettent pas de saisir : les tenants de l'engagement, les paradoxes parfois, les décalages de stratégies et de tactiques. L’observation participante permet l'accès aux registres, non-seulement officiels, mais aussi officieux, aux tensions qui ne sont pas forcément explicitées au niveau macro-médiatique. Autrement dit, si l’on suit Scott, « on ne peut comprendre (...) les formes quotidiennes de résistances (...) sans se référer aux espaces sociaux protégés dans lesquels la résistance se nourrit et où elle acquiert sa signification »17. Dans un article intitulé « Sans-papiers : d'un quotidien tactique à l'action collective », Daniel Veron prolonge cette idée en défendant l'idée du « choix du petit » : « faire le choix du petit », dit-il, « c'est choisir son camp. Dans le champ de la sociologie, c'est ranger au placard ses velléités de surplomb et prendre le point de vue de certains acteurs, ceux qui n'ont pas voix au chapitre »18. C’est analyser les dominations par le bas, et approcher le « texte caché »19 des « subalternes » (Source!). En effet, ce n'est qu'en décortiquant le sujet d'étude selon une coupe plus ethnographique qu'il m'est possible d'étudier l'interaction entre un collectif de lutte de « sans-papiers » et les individus (« avec » ou « sans » papiers) qui le composent, et ce, dans l'environnement même dans lequel ils interférent. La méthode de l' « observation participante», renforcée par mon position de militant au sein du collectif, me permet donc d’étudier en étant immergé personnellement dans le processus expérimental de la construction d'une lutte politique.
Cette « ethnopraxie » (Wacquant, 2000) pour reprendre les termes de Wacquant, génère indéniablement des profits en termes d'accès à la sociabilité migrante, de relation avec les enquêtés, de connaissances récoltées et d'aménagements des contraintes. C’est un « plongeon au cœur [de la] culture 20» de son objet d’étude, une immersion radicale au sein du quotidien de ce dernier, qui lui permet au chercheur-militant d’atteindre les catégories, les habitudes et les modes de réflexions des acteurs de son terrain. Cela nécessite de la part du chercheur de maintenir un lien permanent avec son terrain, y compris en dehors des phases de production scientifique : dans les heures creuses des mouvements, les veillées de solidarités, parfois les arrestations par la police, les procès, etc. « Le temps et la quotidienneté sont deux agents puissants de la banalisation de l'observateur qui permettent de faire oublier le double-statut d’acteur-enquêteur 21».
« Il se baigne dans la même eau »22, pour ainsi dire, jusqu'à voir avec les yeux de l'Autre (pas à sa place, mais avec lui), appréhender son monde. Cette immersion permet de questionner ce qui, au sein du groupe de migrants en lutte, est implicite, informel, tacite ou codifié.

Là où les contraintes de la recherche de terrain sont souvent matérielles, pratiques et temporelles,  l'identité « militant » est un sésame : accès facilité à l'information, aux archives, aux entretiens, réseau formel et informel qui se confondent, ... . Elle permet également de faire « oublier » qu'on est... chercheur là où ce statut peut être critiqué. Globalement parlant, cette double posture « assouplit » les relations avec les « enquêtés ». Ce qui permet de continuer à faire du terrain, même quand je ne suis pas en phase d'observation stricto sensu. A l'inverse, cela me permet de perpétuer mon engagement. Néanmoins, si je défends l'idée du bénéfice de ce « double-statut » pour ma recherche, nous allons voir qu'il n'est pas sans présenter certains risques, que le chercheur-militant doit travailler à déjouer au risque de se dévoyer.

Les obstacles du chercheur-militant

Les « conditions de production du savoir ne peuvent jamais être dissociées du savoir lui-même. L'enquête est toujours une « épreuve », constitutive d'un « inconfort » qui requiert une forme « d'inquiétude »23. En ce qu’elle influence la relation entre l’enquêteur et l’enquêté, l’articulation entre la recherche et l’engagement est problématique. Plus précisément, j'ai relevé trois risques que pourrait rencontrer le chercheur qui choisirait de cumuler cette position « paradoxale » de chercheur-militant.

Conscience de soi :

Le double-statut de chercheur-militant peut poser problème aux formes de « conscience de soi » développées par le chercheur. Le fait d'avoir été militant m’engage à être attentif à ne pas prendre un rôle dont je ne voudrais pas. Cela est lié notamment à l’idée que le chercheur peut être investi d’attentes de la part des migrants, comme celui de jouer les intermédiaires dans les négociations entre le collectif et les pouvoirs publics (« il est chercheur, il va nous trouver des solutions », « lui au moins ils vont l’écouter »). Pour maintenir l’intérêt heuristique de cette double identité, le chercheur-militant doit à tous prix éviter de se transformer en porte-parole du groupe dans une substitution paternaliste et maladroite, même si de bonne foi.
A l’inverse, la question qui travaille la conscience de soi du chercheur peut être d’expliciter sur le plan de la science ce qui est implicite sur le plan des relations militantes. En ce sens, « faire science » autour de la militance « pro-immigré », pourrait être interprété comme traduire en langage du pouvoir ce qui lui échappe particulièrement : les divisions internes, les incertitudes, les stratégies etc. Les reproches du collectif pourraient être, par exemple, l’instrumentalisation de sa position de militant pour décortiquer en public les enjeux que la police et le ministère ne sont pas capables de décrypter. Si ma position de chercheur m’engage à une analyse exhaustive, celle de militant, au contraire, m’oblige à un devoir de réserve. Lorsque dans mes analyses je dois, par exemple, aborder des questions d'idéologie, je me conforte à la position officielle du groupe de sans-papiers que je suis, pour éviter des ambiguïtés malvenues pour la réussite du mouvement. Comment, dans le cas contraire, ne pas être le vecteur de conflits entre militants d'un même groupe ? Les enjeux de conflits et de loyautés sont donc des obstacles à la restitution sans risque de mes recherches. Que faire ? Diffuser mon travail et espérer qu'ils ne soient pas trop remarquer (absurde) ou ne pas les diffuser pour ne pas me trouver face à ces dilemmes ?
Si mon engagement dans mon terrain permet de me « maintenir » sur un terrain de ma recherche, il arrive des moments où je peux me montrer plus militant de la « cause des sans-papiers » (Siméant, 1998) que chercheur en sciences politiques. C'est-à-dire que je serais tenté d'agir en contradiction des analyses que j'ai pu observer en tant que chercheur, plutôt que de trahir mon groupe de militants. Cela suppose de ma part une attention particulière au rôle qui m'est assigné (ou que je m'assigne moi-même) dans les interactions avec les acteurs migrants de mon terrain, mais aussi avec la cause que nous défendons en commun. On comprend donc que la position du chercheur-militant est fragile et nécessite, tout du moins, de relégitimer sa place au sein du groupe en permanence, même au prix de certains bricolages pas très orthodoxe, au risque de refermer l’accès une fois à son terrain d’étude.
Une nécessaire restitution vis-à-vis de son terrain ?

« Sujet-chercheur » au sens foucaldien du terme, je suis construit par un discours, une institution, une épistémologie et une pratique de chercheur autour des questions de luttes migratoires. Je suis pris. On peut dire que je suis « assujetti ». En tant que « sujet-chercheur » je suis détenteur d’un certain discours qui produit du pouvoir : « Pouvoir de produire, de créer des sujets, des objets, des façons de penser et d'agir. (...) autrement dit le discours produit un monde. Il produit un monde qui permet au discours d'exister, qui le confirme, qui le recrée et le renforce sans cesse. (...) Ce discours, cette discipline avec du pouvoir, fabrique du savoir, de la vérité. »24 Afin de limiter l’emprise de ce pouvoir sur le monde militant, auquel je participe par ailleurs, j’essaye le plus souvent possible de me conformer à une méthodologie de restitution de mon travail vis-à-vis des sujets de mes observations.

Ce devoir de restitution s’impose à moi pour plusieurs raisons :
Premièrement, par probité intellectuelle, cette restitution est ressentie comme impérative pour avoir usé de ma position de militant pour faciliter les entretiens avec les migrants. La position de « chercheur-militant » induit une sorte de « dette morale » vis-à-vis de son terrain d’étude. La restitution apparait dès lors comme un « don contre-don 25», articulé autour du triple mouvement « ce que le collectif de migrants m'a « donné » – ce que j'ai « reçu » de celui-ci – ce que je « rends » à ceux qui m'ont donné. Deuxièmement, parce que je voudrais que mon travail puisse, en quelque sorte « servir » comme espace de réflexivité de la pratique militante. Un tel espace est en effet impensable aux temps forts du mouvement. Cependant, dans ce schéma, je ne m’érige pas en « fournisseur de solutions » d'une crise passée, je demande « de quoi cette crise est significative 26». L’idée est d’utiliser l’outil de la recherche universitaire pour ce qu’il est : un espace de distanciation pouvant générer une réflexion critique sur une pratique collective. Il s’agit ici donc d’un impératif de restitution qui est dicté par ma position de militant plus que par ma recherche académique.

Malgré ma conviction de la nécessité d'une restitution vis-à-vis de mon terrain, elle pose alors le problème de la perception qu’ont les enquêtés migrants et/ou militants de mon travail de « chercheur-militant ». Ce problème est lié au fait que les migrants « sans-papiers », pris dans l’urgence d’un processus de lutte pour une régularisation (que je partage d'une certaine manière, mais avec laquelle je suis moins « marqué dans ma chair »), ne constituent pas a priori un public réceptif aux travaux de sciences politiques. Du fait de mon statut de « dominant » au sein des groupes de migrants (blanc, homme, universitaire,…), mes analyses pourraient être interprétées comme des trahisons potentielles (exemple : « Etude sur l’effet de frontière dans les collectifs de migrants »). Qu’arrive-t-il, par exemple, lorsque les conclusions scientifiques vont à l’encontre de la stratégie du mouvement ? Quelle prudence faut-il s’imposer pour éviter un retour de bâton des membres du groupe ? Je n'ai donc aucune maitrise de la perception qu’ont les migrants du discours analytique que je porte sur nos pratiques collectives. Cela suppose, tout du moins, une attention particulière à ne pas trahir leur position ni la mienne. La restitution pose également problème en ce qu’elle réaffirme une sorte de division entre l'intellectuel (« qui dit le monde social ») et les militants (« qui ont fabriqué ce monde »27) que je cherche à déjouer. Enfin, la restitution peut conduire à « éluder l'ambivalence de l'action collective : la démarche sociologique isolant des morceaux du réel pour l'ordonner, ce décorticage peut choquer les mobilisé-e-s parce que leurs pratiques et représentations ne sauraient s'épuise dans un seul paradigme, ici celui de la domination 28».


Restitution à la communauté scientifique

Enfin, ce double-statut pose problème en termes de réception de mes analyses par mes lecteurs (directeur de thèse, pairs, communauté scientifique, ...), pris inévitablement dans d'autres formes de subjectivités, dans d'autres formes d'impératifs (évaluation, suivi,...). Quels sont dès lors les moyens « d'objectivation » à « inventer » par le chercheur-militant afin de maintenir la relation avec les lecteurs de ses travaux ? Cette double-position m'engage à rechercher des moyens de passation de savoirs, un langage par lequel ce savoir peut être transmis en tant que tel, y compris à des personnes qui n’ont pas vécu cette expérience de manière subjective. Ces prises sur le réel doivent fournir à mes lecteurs un accès tangible à une historicité à l’intersection de plusieurs outils centrés sur des récits situés (Starhawk, 2003), ceux des militants, ceux du chercheur en tant que militant.

Ces questionnements émergents de l'imbrication entre deux impératifs : mon implication au sein d'une lutte politique (« subjectivation ») et la mise à distance nécessaire à tout travail « scientifique » (« objectivation »). Je me situe à la frontière de deux espaces constitués : entre l'expérience vécue du mouvement à laquelle il m’est permis d'accéder par un effort de remémoration, et l'espace qu'introduit le récit de cet événement envers le lecteur29. S’il existe une réelle tension créatrice entre la logique de l'action et celle de la recherche, l'important est de ménager « des voies d'accès à partir desquelles chacun pourra librement circuler30 ». Ces prises sur le réel doivent permettre d'évaluer les savoirs transmis, décoder les propos du chercheur en les confrontant avec d'autres points de vue situés (subjectifs) et ainsi obtenir de ces croisements une forme de « subjectivité partagée ».
Afin de remporter ce pari méthodologique, je fonctionne systématiquement selon le même canevas, en superposant trois strates méthodologiques : l'observation participante; l'étude des archives laissées par le mouvement de lutte « littérature grise »; et des entretiens réalisés auprès de participants au mouvement. Chaque étape du corpus méthodologique est censée combler les lacunes de la précédente.
Premièrement, l'observation ethnographique et participante qui a déjà été largement traitée dans cet article. Les recueils de textes rédigés tout au long du mouvement par un panel d'acteurs constituent mon second outil (ce que j'appelle la « littérature grise » du mouvement). Appels, tracts, réflexions individuelles ou collectives, ces écrits retracent à eux seuls une chronologie « hétérogènéisée » du mouvement. Les archives jouent un rôle, elles aussi, de « technologies de rupture 31» d’avec les évidences dues à mon positionnement dans mon objet d'étude. Les différences de styles et les positions parfois antagonistes qu’on y lit dénotent des oppositions et des conflictualités internes au mouvement. Cet outil installe une distance temporelle entre le moment de la rédaction des textes et le moment de leur analyse. La forme « texte » facilite l'édiction d'un énoncé et son partage prolongé, tandis que la forme verbale serait souvent soumise aux impératifs de « présence », « d'auditoire », d'instant et d'audibilité. Néanmoins, une des carences de cet outil reste sans conteste que les textes ayant été rédigés pendant la période « d'ébullition » ne jouissent pas absolument d'une distance analytique et réflexive suffisante.
Afin de pallier cet inconvénient, je réalise, pour chacune de mes études, des entretiens individuels portant sur une dizaine d’acteurs du mouvement. Les entretiens sont réalisés depuis un protocole de recherche à questions ouvertes32. Ce processus laisse suffisamment de liberté à l’interviewé(e) pour expliquer l'expérience telle qu’il ou elle l’a vécue, ce qui se révèle idéal pour renouer en douceur avec un passé lointain et ainsi reconstituer les processus d'actions, d'expériences ou d’événements écoulés33. Cette méthode permet également de saisir les différentes représentations sociales et les repères normatifs des membres du groupe34 mais aussi les référents de subjectivisation en jeu, en se basant sur les jeux de langages et les imageries mobilisées. Grâce à ces entretiens il devient possible pour le lecteur de situer les acteurs du mouvement dans son espace temporel, dans son histoire, sa trajectoire, pour atteindre à travers lui la dynamique du changement social. Ces entretiens ont vocation à atténuer les lacunes des archives.
Néanmoins, un tel procédé renferme un biais dû à la double-position du militant-chercheur. Nous ne pouvons, en effet, tabler entièrement sur le détachement affectif de l'enquêté ni vis-à-vis du sujet de l'entretien ni vis-à-vis de l’enquêteur lui-même (qui a entretenu pendant tout le mouvement un certain rapport à lui). Méfiance, timidité, hostilités politiques – même masquées par la forme – ne peuvent être complètement écartées. De plus, gardons à l'esprit que la situation politique sur laquelle l'enquêté est interrogé, est restée constamment aux prises avec sa propre évolution, toujours en mouvement, faisant varier sans cesse les rapports d’amitié et d’hostilité. Cela implique également que la définition des acteurs ne peut être que difficilement saisie dans le temps. En effet, souvent les acteurs interrogés reconnaissent combien, au moment même où la lutte se constituait, cette expérience les transformait. Il me faut donc, au préalable d’une définition des acteurs, figer une temporalité particulière dans laquelle l’acteur pourrait être identifié, tout en gardant à l’esprit qu’une fois cette temporalité écoulée, d’autres facettes de cet acteur peuvent resurgir ou au contraire s’estomper. Dès lors, le sujet d'analyse que nous pensons avoir cerné est précisément une réalité hautement plus complexe qu'un « simple objet d'étude » stable et continu dans le temps : le politique est toujours en train de se faire. Cette « mobilité de situation » m’amène à considérer l'échantillon que je sélectionne comme relevant, souvent, d’une certaine pertinence, mais jamais représentatif de l'entièreté des acteurs qui composaient le mouvement.







1BEAUD, S., WEBER, F., Guide de l'enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, pg 49.
2WEBER, M. Le savant et le politique, 1917.
3HARAWAY, D., Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle, in Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences – Fictions -Féminismes, Exils, Paris, 2007.
4KALINOWSKI, I., Les leçons wébériennes sur la science et la propagande, in WEBER, M. (ed.), La science, profession et vocation, éditions Agone, 2005.
5LELUBRE, M., « La posture du chercheur, un engagement individuel et sociétal », in Recherches Qualitatives – Hors Série – numéro 14, pg 15.
6FOUCAULT, M., Il faut défendre la société., pg 8.
7Cette notion de « bâtard » fait ici référence à un entretien de Elsa Dorlin (chercheuse en philosophie et militante féministe). Dorlin y décrivait en effet la manière dont son savoir était systématiquement considéré comme « doublement-bâtard » : jamais assez scientifique parce que engagé et jamais assez militant parce que scientifique. Contre ces critiques, Elsa Dorlin propose de ne pas trancher cette tension et de l'utiliser comme outils créateur de pensée nouvelle.
8VERCAUTEREN, D., Micropolitique des groupes, PUF, 2001.
9VERON, D., « Quand les sans-papiers prennent la parole», in « Variations », Revue internationale de théorie critique, 18, 2013, www.Vartiations.revues.org/641
10 BENSA, A., « Un ethnologue en Nouvelle-Calédonie. Morale de l’engagement et pratique ethnologique » in « Chercher. S’engager ? », Communications, 94, Le Seuil, 2014, pg 159.
11DUNEZAT, X., « Travail militant et/ou travail sociologique », pg 8.
12Ces phrases qui résonnèrent dans la bouche du premier ministre socialiste français, Michel Rocard, en 1990, permirent la justification des politiques migratoires les plus ségrégationnistes et xénophobes de la fin du siècle dernier. Tour à tour, partis de la gauche, de la droite et de l'extrême-droite, réactualise cette sentence, devenu adage populaire, pour rassurer l'électorat sur les vertus « humanistes » que chacun de ces partis revendique à pleins poumons.
13FOUCAULT, M., Il faut défendre la société., Op. Cit., pg 9.
14ROLAND, E., « Pistes d'analyse à partir de la sociologie des sciences de Bruno Latour et Michel Foucault », Travail de thèse en cours, FNRS-ULB, 2012.
15NICOLAS LE STRAT, P., Expérimentation politique, Fulenn, 2007.
16FOUCAULT, M., Les intellectuels et le pouvoir., entretien de Michel Foucault avec avec Gilles Deleuze ; 4 mars 1972, Dits Ecrits Tome II Texte n°106.
17SCOTT, J. C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Editions Amsterdam, paris, 2008.
18VERON, D., « Sans-papiers : d'un quotidien tactique à l'action collective », in « Variations », Revue internationale de théorie critique, 13/14, 2010, www.Vartiations.revues.org/182 pg 1
19SCOTT, J. C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Editions Amsterdam, paris, 2008.
20FRANCOEUR, C., « De praticien à chercheur critique à militant : la crédibilité dans l'approche critique », pg 322.
21LEFEBVRE, R., « Politiste et socialiste ». Une politique d'enquête au PS, Revue internationale de politique comparée, vol. 17, 2010/4, pg 130.
22FRANCOEUR, C., « De praticien à chercheur critique à militant : la crédibilité dans l'approche critique », pg 319.
23FASSIN, D., BENSA, A, Les politiques de l'enquête. Epreuves ethnohraphiques, Paris, La Découverte, 2008
24FRANCOEUR, C., « De praticien à chercheur critique à militant : la crédibilité dans l'approche critique », pg 319.
25 MAUSS, M., Essai sur le don. Forme et raison de l ;échange dans les sociétés archaïques, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007
26BARBIER, R., Op. Cit., pg 23.
27DUNEZAT, X., « Travail militant et/ou travail sociologique », pg 10
28DUNEZAT, X., « Travail militant et/ou travail sociologique », pg 10
29NICOLAS-LE STRAT, P., Op. Cit. pg 91.
30Ibid. pg 88.
31LEFEBVRE, R., « Politiste et socialiste ». Une politique d'enquête au PS, Revue internationale de politique comparée, vol. 17, 2010/4, pg 129.
32DEPELTAU, F., Op. Cit., pg 325.
33Ibid. pg 331.

34QUIVY, R. & VAN CAMPENHOUDT, L., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 3e édition, 2006, pg 63.

samedi 23 mai 2015

Séminaire RIS-CRESPO-MLS: 22 mai 2015 - Les frontières de la mondialisation. La gestion des flux migratoires en régime néo-libéral.


« Les frontières de la mondialisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral »

Par Denis Pieret

(Ce texte reprend les grandes lignes d’une thèse en philosophie menée sous la direction de Thomas Berns (ULB) et Edouard Delruelle (ULg) à l’Université de Liège, à paraître en 2015 aux Presses Universitaires de Liège. )


Que faire de l’apparent paradoxe entre, d’une part, une incitation permanente et généralisée à la mobilité, une tendance à l’ouverture des frontières et, d’autre part, la multiplication des murs, les mesures de lutte contre l’immigration clandestine et la militarisation des frontières ? Pour appréhender cela de manière critique, il faut se démarquer de cette dichotomie fondatrice du problème tel qu’il est généralement abordé. Il est alors possible de dessiner la cohérence propre que recèlent les pratiques et les discours sur la frontière et les migrations aujourd’hui. J’ai tenté de dégager les traits majeurs de cette rationalité en mettant en résonance deux corpus hétérogènes : l’un qui puise dans les ressources du droit et du policy-making et l’autre dans la philosophie politique.

Quelle est la généalogie, quelles sont les continuités et les discontinuités du phénomène migratoire ? Cette question doit être prise dans le contexte contemporain, qui donne sa forme au phénomène migratoire : la mondialisation du marché du travail et le développement du néolibéralisme.

Le phénomène migratoire peut être appréhendé à travers le double problème contemporain du néolibéralisme et de la mondialisation. La première source philosophique est issue des travaux de Michel Foucault et permet de comprendre le néolibéralisme dans sa prise de distance vis-à-vis du libéralisme classique, et dont le trait essentiel est d’assumer la nécessité de construire le marché sous le principe de la concurrence, là où la conception classique, celle du « laisser faire », le pensait comme naturel. La seconde source est constituée des travaux d’Étienne Balibar et d’Immanuel Wallerstein portant sur la mondialisation, et qui mettent en évidence, en prenant en compte l’histoire coloniale, la multiplication des pôles « centre » et « périphérie ».


L’efficacité paradoxale des frontières


Pour présenter le premier apport que donne Foucault, prenons l’exemple des murs et grillages qui ne cessent de s’étendre. Ils sont le signe matériel et archaïque de la frontière, visible et menaçante. Le nouvel essor du schème traditionnel de la frontière n’est pas un simple effet de surface, une réaction spectaculaire autant que vaine, le dernier sursaut d’une souveraineté à l’agonie. L’hypothèse suivie s’inspire de celle que Foucault développe à l’endroit de la prison dans Surveiller et punir. Les politiques migratoires échouent à faire ce qu’elles prétendent : les murs sont inefficaces, mais en un sens seulement ; parce que si la frontière échoue, au moins partiellement, à agir comme une barrière qui laisse entre ceux qui peuvent entrer et bloque ceux qui ne le peuvent pas, elle produit une multiplicité de formes et de moyens d’entrer et, par conséquent, une multiplicité de type de migrants, utiles politiquement et économiquement, comme l’est le délinquant produit par la prison. Il est en effet largement attesté que les efforts pour « sécuriser » les frontières génèrent et entretiennent des illégalismes qui alimentent une économie plus ou moins souterraine1. La frontière, comme la prison, « en “échouant” apparemment, ne manque pas son but ; elle l’atteint au contraire dans la mesure où elle suscite au milieu des autres une forme particulière d’illégalisme » et « permet de laisser dans l’ombre celles qu’on veut ou qu’on doit tolérer2 ». Il faut bien voir que les murs produisent autre chose que la simple interdiction (efficace ou non) de passer, et qu’ils s’inscrivent et sont produit par une rationalité particulière : la rationalité néolibérale.

La rationalité néolibérale


On peut ici convoquer les travaux ultérieurs de Foucault sur le néolibéralisme. La fin du XXe siècle voit l’amorce d’un tournant dans les discours et dans les pratiques. Le « phénomène migratoire » commence à apparaître comme un phénomène naturel dont les flux doivent être gérés. Le schéma n’est plus celui d’une frontière que l’on peut ouvrir ou fermer au besoin, mais celui d’une membrane semi-étanche, un dispositif régulant des flux inexorables. « Les débats portant sur la question de savoir si l’immigration a lieu d’être ou non ont cédé la place à des débats portant sur la façon de savoir comment gérer les migrations pour en tirer tous les effets positifs possibles3 ». Les outils d’une telle gestion correspondent à ce que Foucault appelle une intervention de type environnemental : un mode de gestion qui agit sur l’environnement dans lequel sont pris les migrants, une « action non pas sur les joueurs du jeu, mais sur les règles du jeu4 ». Pour ce faire, il faut agir sur le cadre dans lequel les populations se meuvent, non pas directement sur leurs mouvements mais pour leurs mouvements, c’est-à-dire pour que chaque individu se déplace conformément au résultat du calcul obtenu après évaluation des coûts et des bénéfices.

Une nouvelle « théorie » des migrations se développe, qui ne cherche plus à penser les modalités de leur répression mais au contraire à construire les outils techniques et conceptuels de leur gestion, de leur insertion dans des systèmes d’utilités. Ce qui est central est le point de vue selon lequel les migrations ne seraient plus un phénomène à réprimer localement mais des flux à manager globalement, dans une inspiration similaire à celle qui a guidé la libéralisation des échanges commerciaux à partir des années cinquante et des flux de capitaux à partir des années quatre-vingt. Il s’agit maintenant, pour ce courant, de mettre en œuvre la dernière phase du processus de mondialisation : la libéralisation des flux de travailleurs5.

Schématiquement, on peut dresser le tableau contraster suivant. On aurait affaire, entre l’immédiat après-guerre et le nouveau siècle, au passage d’un modèle de la maîtrise volontariste et souveraine vers un modèle régulateur. Le premier était caractérisé par une perspective à court terme, avec des programmes ponctuels et déterminés d’importation de travailleurs, dans une perspective statique (déplacements d’une localisation à une autre). Il était structuré par la nette distinction entre asile et immigration. Le second modèle est celui d’une gestion des mouvements de population pensée dans une perspective mondiale et à long terme, pour en maximiser les effets bénéfiques. Il tend par ailleurs à rendre indissociables les concepts d’asile et d’immigration. Cela suppose une double mobilisation, une double mise en mouvement : celle des instruments de la frontière et celle des migrants.


Nouvelle figure de la frontière


Quelques caractéristiques peuvent être mises en évidence qui témoignent de la mutation contemporaine de la frontière.
  1. 1)  Elles sont des instruments de saisie d’informations (smart borders). Le développement des possibilités de traitement de l’information à très grande échelle a rendu concevable la perspective d’un recensement total et mondial des mouvements aux frontières ainsi que l’intégration de l’exigence de sécurité dans l’impératif de fluidité des déplacements.
  2. 2)  Les technologies se font mobiles,détachées de la frontière physique,de manière à suivre les individus dans leur mobilité pour les arrêter au plus tôt, avant tout contact avec la frontière physique et ses agents. La frontière se mobilise pour suivre au plus près les mouvements des migrants. On assiste depuis la fin du XXe siècle à un processus de propagation de la gestion et du contrôle de l’immigration depuis l’Union européenne vers les États tiers, au-delà des contours territoriaux qui délimitent formellement les espaces politiques. Les actions doivent désormais être menées, ainsi que le déclarait la Commission européenne en 2001, « aussi près que possible des migrants concernés6 ». Ainsi, par exemple, le Conseil de l’Union européenne intégrait en 2003, dans son «programme de mesures de lutte contre l’immigration clandestine par voie maritime dans les États membres de l’Union européenne7 », outre la notion de contrôle « avant la frontière », celle de « frontière maritime virtuelle » – dont l’une des conséquences est que toute embarcation suspectée de transporter des passagers dépourvus de documents en règle est considérée comme une frontière virtuelle.
    3)La dimension spatiale de la frontière se double d’une dimension temporelle.La frontière est un dispositif de sécurité qui produit du mouvement, c’est-à-dire de la vitesse, de l’accélération et du ralentissement. Vus sous cet aspect, les instruments frontaliers tels que les centres de rétention apparaissent comme des variateurs de vitesse. Non seulement, ils relocalisent mais ils temporisent, de manière à inscrire le mouvement des migrants dans une dynamique adéquate au marché du travail et à hiérarchiser et différencier les flux de manière à les rendre gouvernables et à les orienter, plutôt que de les contenir8.
    4)  Les technologies frontalières se développent au plus loin du paradigme juridique. La loi se présente en effet toujours comme l’interdiction d’une infraction possible, associée à une punition consécutive, le cas échéant. La loi agit sur le passé ; elle réprime un fait commis. Les frontières intelligentes s’inscrivent dans une logique actuarielle – tournée vers l’avenir, mais un avenir fait de probabilités –, anticipant l’infraction de manière à maximiser les conséquences souhaitées et minimiser les conséquences indésirables, sans se donner pour objectif leur éradication.
Nouvelle figure du migrant


Dans une relation de pouvoir, chaque protagoniste doit toujours être maintenu comme un sujet d’action, dit en substance Foucault. Mais quel type de sujet ? Comment est-il produit et maintenu comme sujet d’action ? Dans le contexte du programme néolibéral identifié et théorisé par des continuateurs de Foucault (P. Dardot, Ch. Laval, B. Stiegler9), on voit le « sujet migrant » subir également une mutation.
Le statut d’étranger se décline désormais en plusieurs variantes et chacune d’entre elles est assortie d’une valeur axiologique. De l’homme d’affaires global au clandestin apatride, une palette de statuts se déploie qui trace une multitude de frontières. L’un est choyé, l’autre chassé. Le phénomène «naturel» du mouvement migratoire se trouve d’emblée investi d’une logique managériale qui consiste à gérer les flux par divers instruments. Certains ressortissent prioritairement à une logique souveraine, en ce qu’il s’agit de spectaculariser les « supplices » auxquels sont soumis les migrants mis en danger. D’autres instruments participent d’une logique disciplinaire dans la mesure où la surveillance doit être perçue par le migrant dans chacun de ses déplacements. Enfin, des instruments de « gestion environnementale » sont mis en œuvre pour orienter, canaliser, freiner, accélérer les flux de population. Tous ces instruments, hérités de moments historiques distincts, évoluent dans une rationalité économique qui vise à construire l’individu migrant comme entrepreneur de lui-même, afin de gouverner les populations. Le nouvel homo œconomicus, néolibéral, se distingue de l’homo œconomicus classique, parce qu’il n’est pas seulement un calculateur et un producteur, il est lui-même un processus en transformation constante, un organisme qui doit veiller à sa propre évolution. (C’est ce que Stiegler nomme un homo mutabilis.) Les migrants sont désormais décrits par le vocabulaire de l’entreprise, comme des investisseurs de capital humain.


Nouveau principe de différenciation


La gestion des flux migratoires en régime néolibéral s’accompagne du passage d’un principe de différenciation structuré selon les pôles intérieur-extérieur (national-étranger, lié à la loi) à un nouveau principe, tendanciellement défait de l’ancrage et de la fixation territoriale que suppose le précédent, articulé autour des pôles mobile-fixe ou, plus précisément, ordonné entre une mobilité insensible et une mobilité sensible. En effet, la hiérarchisation de la population mondiale ne passe plus tant par des critères nationaux, elle tend à ne plus être liée à des lieux géographiques bien définis. La distinction intérieur-extérieur s’amenuise. À l’échelle de l’Europe de Schengen, la frontière se ramifie à l’intérieur et s’étend à l’extérieur.
Le passage du couple intérieur-extérieur à mobile-fixe suppose une transformation du mode de gouvernement des populations. La marque de hiérarchisation n’est plus appliquée de l’extérieur sur un individu soumis à celle-ci comme à une loi. La hiérarchisation fonctionne au contraire depuis le sujet lui-même par le fait qu’il doit agir sur sa vie comme une entreprise, en fonction des conditions
environnementales dans lesquelles il est pris. Ces conditions environnementales visent à produire du mouvement, avec cette particularité importante qu’il s’agit de fluidifier le mouvement différentiellement et non pas simplement de mettre tout et tous indifféremment en mouvement. La circulation apparaît ainsi comme la dimension prédominante du rapport contemporain à l’espace. Les migrations tendent à être conçues non plus comme le passage d’une sédentarité à une autre, mais comme une mise en circulation permanente ; la promotion des « migrations circulaires » est exemplaire à cet égard.
La vie dans les centres de l’économie-monde est corrélative d’une mobilité d’un type particulier. La classe privilégiée transnationale – par exemple, les hommes d’affaires dont il faut favoriser le mouvement et accélérer le passage aux postes frontières – voyage de centre à centre, passant au- dessus des zones périphériques, dans un mouvement qui, tendanciellement, est parfaitement fluide, presque imperceptible en tant que mouvement. En un sens, ils ne passent pas, ils restent toujours au centre ; la mobilité centrale est fluide, le passage est insensible et désirable. Quant à ceux de la catégorie opposée, ils sont maintenus en périphérie dans un état de mobilité qui doit toujours rester perceptible dans ce que la mobilité contient de précarité et de danger. Il ne s’agit donc pas de considérer que les premiers sont dans le mouvement et les autres en sont privés. Les dispositifs qui visent à rendre le passage des uns insensible sont comme des lubrifiants qui doivent favoriser un mouvement sans frottement. De l’autre côté, les infinies dispositions mises en place à l’égard des migrants ne servent peut-être pas tant à les immobiliser qu’à faire de leur migration un état sensible permanent, à soumettre leur mouvement à tant de forces (contradictoires et qui tantôt l’attirent, le repoussent ou le freinent) qu’il ne puisse jamais cesser. Peut-être l’emploi généralisé du terme « migrant » au lieu d’« immigré » en est-il un indice.
Ainsi, les états de fixité des migrants doivent être conçus davantage comme des états de mobilité toujours contraints et par conséquent toujours perceptibles – et potentiellement douloureux – que comme des fixations au sens propre. Les camps de réfugiés n’ont pas pour but d’immobiliser les migrants mais de les rendre disponibles à la mobilité, pour le moment opportun. Le migrant immobilisé dans un camp est paradoxalement le « Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage10. »


Conclusion


La figure du migrant est celle de l’entrepreneur et il se meut sur un marché. Et sur tout marché, il doit y avoir des gagnants et des perdants, dans une danse continue. La circulation doit ainsi être régulée de manière à ce que soient en permanence reproduites les conditions de son insécurité. Entre les « élites cinétiques11 » et les « déchets humains12 », on a un continuum qui s’intègre parfaitement dans la conception principielle de la rationalité néolibérale qui voit dans l’individu un entrepreneur de lui-même. D’un bout à l’autre de la chaîne, on est censé ne devoir son sort qu’à soi- même.
D’un côté, l’individu parfaitement libre de circuler, le membre de l’élite cinétique est celui qui a su faire fructifier son capital fait de « capacités entrepreneuriales », d’instruction et de compétences et a ainsi bénéficié de la mondialisation13. Ce sont ces migrants d’exception dont on dit qu’ils « contribuent au progrès et au bien-être des pays développés », font « preuve d’esprit d’entreprise et sont à l’origine de la création de nombreuses entreprises, dont certaines, comme eBay, Mittal, Google ou Intel, portent des noms devenus familiers14. » À l’autre extrémité, l’on trouve l’individu fixé, stasié, mise en périphérie, la « population superflue, surnuméraire, “de trop”, ceux dont le marché du travail n’a que faire, ceux que l’économie de marché laisse de côté, ceux qui échappent au recyclage15 ». Celui-là, le déchet humain est considéré comme la « victime non pas de la condition que lui fait le monde qui pour lui est un non-monde, mais victime de lui-même [...]16. »
Je vais conclure sur un constat très général. La condition de cette transformation, c’est la mise en équivalence de grandeurs différentes. L’exemple de l’amalgame croissant entre asile et immigration l’illustre parfaitement. Initialement, ces deux matières étaient distinctes en théorie comme en pratique, mais elles tendent à fusionner depuis les années nonante, tant dans les discours politique et médiatique que dans les textes juridiques et dans la pratique17. Dans l’immédiat après-guerre, au contraire, l’immigration et l’asile étaient parfaitement cloisonnées. Puis, la fin de la guerre froide a rendu caducs les motifs de sanctuarisation du statut de réfugié. Le « demandeur d’asile » est devenu de plus en plus suspect dès lors qu’il ne pouvait plus incarner la figure du résistant de l’Est. Aujourd’hui, le candidat à l’asile tend à devenir un migrant à gérer comme les autres.
On voit donc que le néolibéralisme se déploie par sa capacité (ou sa prétention) à rendre tout commensurable, à rabattre tout sur le même plan. L’obscénité du néolibéralisme pourrait bien se situer là, dans ce constat très massif de mise en équivalence d’objets de natures différentes.


Notes


1  Cf. Denis Duez, L'Union européenne et l'immigration clandestine : de la sécurité intérieure à la construction de la communauté politique, Bruxelles, Editions de l'Université libre de Bruxelles, 2008, et C ARNET Pauline et al., « Circulation migratoire des transmigrants », Multitudes, 2012/2, n° 49, pp. 76-88.
2  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 (1975), pp. 322-323.
3  International Organization for Migration and the Federal Office for Migration, Switzerland, International Agenda for Migration Management, Publication trilingue, http://publications.iom.int/bookstore/free/IAMM.pdf, 2005, p. 106.
4  Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil,
2004, p. 265.
5 Cf. Joel P. Trachtman, The International Law of Economic Migration: Toward the Fourth Freedom, W.E. Upjohn Institute, 2009, p. 10.
6  Parlement européen concernant une politique commune en matière d’immigration clandestine, 15 novembre 2001, COM(2001) 672 final, §1, p. 3.
7  Note du Secrétariat général aux délégations, « Programme de mesures de lutte contre l’immigration clandestine par voie maritime dans les États membres de l’Union européenne », Conseil de l’Union européenne, le 28 novembre 2003, 15236/03 FRONT 170 COMIX 717.
8  Cf. Sandro Mezzadra and Brett Neilson, « Border as Method, or, the Multiplication of Labor », EIPCP, Mars 2008, http://eipcp.net/transversal/0608/mezzadraneilson/en. Consulté le 28 août 2012.
9  Voir respectivement Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2010 et Barbara Stiegler, « Qu’y a-t-il de nouveau dans le néo-libéralisme ? Vers un nouveau gouvernement du travail, de l’éducation et de la santé », in Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc, Le nouvel esprit du libéralisme, Le Bord de l’Eau, 2011.
10 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 26.
11  Cf. Matthew B. Sparke, « A neoliberal nexus, Economy, security and the biopolitics of citizenship on the border », Political Geography, Volume 25, issue 2, février 2006, pp. 151-180.
12  Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007, p. 43.
13  Cf. Bureau international du Travail, Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, Une mondialisation juste : créer des opportunités pour tous, Genève, 2004, http://www.ilo.org/public/french/wcsdg/docs/report.pdf, p. 51.
14  Fred Constant, « Pour une gouvernance mondiale des migrations » in Christophe Jaffrelot et Christian Lequesne (dir.), L’enjeu mondial. Les migrations, Paris, Presses de Sciences Po-L’Express, 2009, p. 295.
15  Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, op. cit., p. 44.
16  André Tosel, Du retour du religieux. Scénarios de la mondialisation culturelle I, Paris, Kimé, 2011, p. 36.
17  Cf. Caroline Lantero, Le droit des réfugiés. Entre droits de l’homme et gestion de l’immigration, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 298 sq.











jeudi 21 mai 2015

Présentation introductive de la conférence du Cercle Amnesty-ULB (27 - 04 -2015)

« Méditerranée, quand le rêve tourne au cauchemar ».
Par Youri Lou Vertongen


Bonjour à toutes et à tous,

Merci d'être présents pour cette rencontre – conférence – débat (qu'importe le nom qu'on lui donne) autour de ce titre évocateur : « Méditerranée, quand le rêve tourne au cauchemar ». Organisée dans le cadre de l’Université d'automne d'Amnesty. J'en profite, avant d'introduire nos invités, pour remercier les membres du cercle Amnesty de l'ULB qui auront été les chevilles ouvrières de cette rencontre et, à n'en pas douter, les vecteurs principaux de la réussite de cet événement. Merci à eux.


Cette conférence – ce débat – se passe dans un contexte un peu particulier. En effet, comme vous le savez, des centaines de naufragés migrants ont péris en Méditerranée ces dernières semaines. On aurait pu dire ces dernières années, tant ces drames, que les gouvernements européens feignent de découvrir cette semaine, durent depuis longtemps, sans que aucune solution politique n'ai été définie, si ce n'est plus de murs, plus de contrôle, plus de répression. La politique migratoire européenne est, et l'a toujours été, une politique anti-migratoire, hostile aux étrangers, à leur venue, à leur culture, à leur intégration.

De nombreuses voix du monde médiatique, militant, citoyen, se sont élevées suite au naufrage de la semaine dernière. Ces voix disaient la « colère de l'immobilisme », elles disaient « l'indignation des traitements réservés aux migrants par les états de l'UE », elles disaient aussi « la honte d'être du bon côté de la frontière-mer », elles disaient « l'impossible identification à un système qui, pour s'élever, a besoin d'enfuir, d'enfermer, de clandestiniser des centaines, des milliers de personnes parce qu'ils n'ont pas les bons papiers ».

Parmi ces réactions, je me permettrai de relayer celle-ci, émanant du réseau universitaire qui est le mien, à travers une carte blanche qui sera publiée la semaine prochaine et rédigée par Jacinthe Mazzochetti et Xavier Briké, tout deux anthropologues à l'UCL, et qui sont rejoints dans les signataires, par quelques chercheurs du groupe de réflexions « Migrations et Luttes Sociales », dont certains sont présents dans cette salle.


Les Etats membres répondent aux drames en déployant un
arsenal d’options sécuritaires. Une posture irresponsable !

Le communiqué officiel du sommet européen fait froid dans le dos. La situation de crise de ces derniers jours reçoit une fois encore comme principale réponse un renforcement du tournant sécuritaire de nos politiques migratoires. Les Commissaires Européens à la Migration maintiennent leur obstination à se concentrer sur les conséquences de leurs politiques inadaptées !
L’augmentation des moyens attribués aux opérations de l’agence Frontex en triplant les budgets de contrôle des frontières et des nouvelles routes empruntées par les migrants ne contribuera pas aux sauvetages des personnes qui se produisent le plus souvent loin des côtes. Cet investissement est un échec !
Les décès qui s’accumulent sont là pour nous prouver qu’une route fermée, en ouvre une autre, davantage risquée. Les démonstrations de dissuasion ne découragent pas les personnes à migrer. Détruire les embarcations des dits trafiquants comme réponse est un leurre ! Ces décisions génèrent des traversées via des bateaux plus précaires encore.
Le financement de moyens installés aux frontières et mis à disposition de la lutte contre les migrants illustrent l’obstination au refoulement des personnes privées de protection, meurtries par les guerres et les parcours d’errance cauchemardesques. Les opérations maritimes, terrestres et aériennes d’envergure seront renforcées pour persuader les candidats à la traversée de changer de cap et de revoir leurs desseins.

Est envisagé également le renforcement des coopérations politiques avec les partenaires africains qui vont dans le sens d’un soutien aux États pour contrôler leurs frontières. Il s’agit, de fait, de poursuivre une politique d’externationalisation des frontières, stratégie utilisée de longues dates par l’Europe pour ériger au-delà de ses limites territoriales les bases avancées de ses gardes-remparts. Politique d’externalisation qui permet de déjouer l’obligation d’appliquer la convention européenne des droits de l’homme en déplaçant, au-dehors du territoire européen, le bannissement des populations qui une fois arrivées en Europe bénéficieraient du droit de demander l’asile. Politique qui génère des lieux de non-droits, comme le laissent entrevoir les nombreux camps aux abords des frontières.

Les conclusions du sommet laissent également croire en de possibles résolutions rapides des conflits au Moyen-Orient par une intensification des coopérations, entre autres, avec la Turquie. Ce point nous laisse perplexe au vu de la complexité des enjeux géopolitiques. Des solutions rapides à ces conflits sont tout simplement illusoires.
Enfin, rappelons une fois encore que les drames répétés de ces dernières heures, au large des fortifications du continent Européen ne sont en rien le fruit d’une indéniable fatalité. Ils constituent les conséquences de choix politiques légiférés et organisés par les États membres. Les discours qui tentent d’incriminer les causes de ces tragédies exclusivement aux passeurs criminels, comme nous l’avons entendu au travers des allocutions politiques récentes, éludent incontestablement les causes et les enjeux rendant ces drames possibles.
A défaut de pouvoir obtenir un visa, solution évincée lors de ce dernier sommet européen, leur permettant d’introduire en toute légalité une demande d’asile dans l’espace Schengen, les personnes persécutées se voient contraintes de se tourner vers l’offre criminelle de passeurs peu soucieux de leur sort. Si dans ce même plan d’urgence est ébauchée la question de la réinstallation de quelques milliers de réfugiés en Europe ainsi qu’un soutien aux pays-frontières, ces mesures sont énoncées en parallèle de la facilitation des renvois forcés des migrants dits illégaux, coordonnés une fois encore par Frontex.
Ces politiques de « barriérisation » des frontières ne peuvent avoir comme conséquence que le renforcement des mécanismes informels qui se jouent des États et des individus vulnérables. Les blocages aux lignes frontalières engendrent du danger (pour les migrants plus fragiles) et la prolifération de pratiques informelles et criminelles.
(...)


Comme il en est question dans la carte blanche, les morts de ces dernières semaines ont présidé à l'organisation, la semaine dernière, d'un sommet européen consacré à la question. Les chefs d'Etats et de gouvernements européens se sont en effet retrouvés pour discuter de 10 points concernant la politiques (anti-)migratoires des pays-membres. Peut-être nos intervenants pourront nous en dire plus quant au contenu de ces résolutions, si elles représentent une avancée en termes de droits des migrants (ce dont on est permis de douter) ou si il s'agit à nouveau d'un leurre, permettant à « l'Europe Forteresse » de se raffermir tout en laissant crever à ses portes les indésirés de ce temps.

Avant de passer la parole à nos intervenants, je me permettrai de pointer tout du moins un paradoxe dans les résolutions européennes concernant les migrants en méditerranée qui pourrait peut-être lancer la discussion.

On a pu entendre filtrer dans la presse que les résolutions de l'UE orientaient leurs actions vers la répression des passeurs – ces derniers tour à tour appelés « trafiquants » (qui est désormais le terme consacré), voire même « terroristes » (comme l'a dit François Hollande lors d'une allocution sur Canal+ dimanche dernier).

Dans ce contexte, se dessine une figure de migrant tantôt « victime » (victime de la traite, victime de la guerre,...) que l'Europe se donne pour mission de sauver, tantôt « assaillant » que l'Europe se donne pour charge d'évincer. Le migrant semble représenter alors tout et son contraire : à la fois victime et envahisseur, bourreau. Mais toujours pas de figure politique des migrants, comme interlocuteurs légitimes des torts qu'ils subissent. En témoignent sans doute, les deux suicides de migrants il y a quelques semaines ici à Bruxelles : Oumar Dansokho, un Guinéen de 25 ans, qui s'est immolé par le feu dans les locaux de Fedasil jeudi dernier, le même jour, Benamar Lamri, un Marocain de 42 ans, a été retrouvé pendu au centre fermé de Merksplas. En témoigne également les difficultés à se faire entendre des collectifs de lutte actuels, alors que la tentative d'unifier l'ensemble des collectifs de migrants sous une plate-forme commune, la « Coordination des sans-papiers », atteste de la volonté de ces groupes de trouver une solution politique et non pas uniquement humanitaire (encore moins sécuritaire).

Témoigne de cette double-vision du migrant, les dispositifs mis en place par l'Union Européenne aux abords de la méditerranée. Nous avons d'un côté, les missions comme Mare Nostrum et Triton, qui sont des missions visant, officiellement du moins, à venir en aide aux bateaux en périls dans la méditerranée. Renforçant cette figure du migrant « victime », envers qui l'Europe, comme à l'époque de la colonisation où elle entendait répondre au fardeau de l'homme blanc (« White men's burden »), s’érige en sauveuse des âmes, en accord avec les valeurs humanistes théoriques qui sous-tendent son existence. De l'autre côté, nous avons les missions à l'échelle européenne de type Mos Maiorum et Amberlight. Ces vastes opérations de police, coordonnée à l'intérieur de l'Espace Schengen vise à repérer et démanteler des réseaux d'immigration trans- et intra-européenne. Le but ? Massifier les arrestations de migrants « sans-papiers » sous couvert de lutte contre le trafic d'êtres humains, identifier au moyen d’une gigantesque chasse à l'homme les organisations qui facilitent l'immigration, mais également repérer, identifier et ficher sciemment les parcours, les trajectoires et les outils empruntés par les migrants pour pénétrer sur le sol européen. Il est ainsi explicitement demandé aux pays participants à cette opération de noter, pour chaque migrant-e interpellé-e le profil (nationalité, genre, âge, point et date d’entrée en Union européenne) ; les chemins empruntés pour accéder en Europe ; le modus operandi (faux papiers, demande d’asile, qui est le passeur, nationalité et pays de résidence des facilitateurs, somme versée par chaque immigrant, ...). Les arrestations des opérations Mos Maiorum et Amberlight fourniront aux autorités européennes de nouveaux outils d'une véritable « bio-politique du sans-papiers », pour mieux prévoir, anticiper et empêcher toute nouvelle forme d’immigration future.

Cette double posture à l'égard des étrangers, des migrants, clandestins ou non, témoigne un réel soucis que l'Europe entretient vis-à-vis des étrangers. Un réel paradoxe à mon sens.

Pour discuter de ce paradoxe apparent, nous recevons trois personnalités.