Proposition de
communication
Produire du savoir sur
les migrations :
Enjeux méthodologiques,
épistémologiques et éthiques
Journées
d'étude internationales,
Université
de Paris 13, 28-29 mai 2015
***
« Militant-chercheur »
et « chercheur-militant » : Retour sur une
expérience de recherche au sein des collectifs de migrants
« sans-papiers ».
Par
Youri Lou Vertongen – Université Saint-Louis Bruxelles
Work in progress : merci de ne pas diffuser ce document
sans accord préalable de son auteur
Introduction
Dans
le « Guide de l'enquête de terrain », Stéphane
Beaud et Florence Weber expliquaient qu'il était « sans
doute plus facile d'enquêter sur des univers inconnus parce que leur
étrangeté crée la distance, elle vous oblige à voir d'un œil
neuf des phénomènes que vous auriez négligés si vous étiez
familier de ces milieux 1».
A l'inverse, faire de la recherche sur un objet au sein duquel le
chercheur serait partie prenante est généralement mal considéré
par la science-politique dans le sens où cette
position ambiguë, à la fois « chercheur » et « acteur
de sa recherche » (à la fois sujet et objet), transgresserait
le principe de « neutralité
axiologique »2
et piègerait ainsi le chercheur dans des prénotions équivoques
liées à la familiarité de son objet.
Dans
cette communication pourtant, je voudrais défendre l'hypothèse, qui
va à rebours de cette critique selon laquelle cette
« double-position» peut, selon certains impératifs
méthodologiques et éthiques, muer cet apparent désagrément de
subjectivité en « force » épistémologique.
« In
the course of a lifetime, modern man has so very little personal
experience and yet experience is so important as a source of original
intellectual work » (Mills, 1959, pg 197).
Par
cette sentence, Mills réaffirme, en effet, l'importance
d'inclure les expériences personnelles dans les processus de
recherche et de s’en servir en tant que collecte de données. Alors
que cette perspective a structuré les sciences sociales aux USA –
je pense notamment aux gender studies et aux post-colonial
studies qui, jouant de cette conflictualité
épistémologique, ont fait de cette position « située »3
un incontournable de l'analyse des enjeux qui sous-tendent leur
champs de recherche –, en Belgique et en France on a longtemps
préféré enfuir ces tensions sous le « dogme » de
l'impératif de neutralité. Si ce dernier a fait l'objet de
multiples remises en cause « soit par des tentatives visant
à développer une nouvelle compréhension de ce paradigme
(Kalinowski, 20054),
soit en raison d'appels très clairs à la mobilisation des
intellectuels»5,
il est cependant, encore aujourd'hui, le paradigme dominant
auquel doit se conformer le chercheur en sciences-sociales.
Je
me propose ici de rendre compte, dans un premier temps, des raisons
pour lesquelles je n'ai pu m'y soumettre complètement en regard de
la singularité de mon parcours Je tente, en effet, dans mes
recherches de sonder un
autre point d'ancrage du « savoir-vérité » que celui de
la neutralité axiologique. Il s’agit d’expérimenter une sorte
de
« production théorique autonome, non centralisée,
c'est-à-dire qui n'a pas besoin, pour établir sa validité, du visa
d'un régime commun 6».
Si
cette question de la « neutralité axiologique » est
provisoirement mise de côté dans ma méthodologie de recherche,
elle ne cesse pour autant d'avoir des effets sur celle-ci via des
impératifs de justification d'un savoir « situé » et
« engagé », considéré par le monde scientifique comme
un « savoir bâtard »7.
Dans un second temps, je voudrais tenter
l'exercice d'une socio-analyse de ce que coûte, engage, mais surtout
permet ma « double-position » de « chercheur-militant »
au sein de ma recherche sur les collectifs de migrants
« sans-papiers ». Enfin, je vous soumettrai la
méthodologie expérimentée pour transformer ce désagrément de
subjectivité en avantage épistémique.
Repères
biographiques
Mes
recherches portent, depuis 2013, sur les mobilisations collectives de
migrants « sans-papiers » en Belgique francophone. J'y
étudie plus particulièrement les rapports de force (et de
domination) qui peuvent prendre place dans ces mobilisations, dont
une des particularités, à mon sens, tient dans l'articulation, en
leur sein, de collectifs de militants « avec » papiers et
de migrants « sans-papiers ». C’est parce que j'ai
moi-même été pris dans ces mouvements de lutte lorsque j'étais
étudiant, que je le suis encore aujourd'hui, que j’ai décidé
d’entreprendre cette recherche.
En
avril 2008, j'étais jeune étudiant en science-politique lorsqu’une
centaine de migrants « sans-papiers » ont investi des
locaux de notre université pour y démarrer une occupation en vue de
faire pression sur le gouvernement pour qu'il accélère une campagne
de régularisation. Dès les premiers jours de l'occupation, j'ai
contribué à la création d'un Comité d'Actions et de Soutien aux
sans-papiers. Ce comité visait deux choses : premièrement, il
apportait une aide logistique aux occupants (matériels, nourritures,
etc.) - cette partie concerne le volet « soutien » du
comité - et, deuxièmement, il investissait la rue aux côtés des
« sans-papiers », dans des actions de manifestations et
de désobéissance civile quasi hebdomadaire. Le mouvement
d’occupation s'est soldé par des campagnes de grèves de la faim
que le comité a accompagnées. Ce furent mes premiers pas en tant
que militant politique.
D'emblée,
c'est l'espace de l'université (en tant qu'espace occupé par les
migrants) qui m'est apparu comme l’espace propice à l'engagement.
Mon identité de militant est née indéniablement de mon passage à
l'Université.
Très
rapidement des relations fortes entre membres du comité et occupants
se sont nouées : amicales, amoureuses parfois. Nous n'étions
plus uniquement impliqués dans une cause politique, nous étions
« affectés » par les personnes qui la portaient. La
cause défendue était devenue à ce point incarnée qu'on s'y
sentait lié peut-être plus affectivement encore qu’idéologiquement.
Autrement dit, parmi les incitants de mon engagement, les relations
tissées avec les migrants ont petit à petit contrebalancé les
bases idéologiques qui le sous-tendaient.
En
queue de comète du mouvement d'occupation de 2008, nous avons été
pris, avec huit autres membres du comité, dans les méandres d'une
longue procédure judiciaire liée au soutien actif aux
« sans-papiers » à Bruxelles. Sous les conseils de mes
avocats, j’ai dû cesser le soutien de terrain au mouvement
« sans-papiers ».
A
la clôture du procès, j’ai tenté de me réinvestir dans le
mouvement « sans-papiers », mais j’'étais comme figé
dans une incapacité à me laisser à nouveau emporter par
l'aventure. Je me sentais pris en étau entre le choix de ne pas
m'investir et le désir de recommencer comme si c'était la première
fois. Mais j’avais perdu cette innocence qui était la condition de
possibilité de mon engagement premier. La recherche scientifique a
été le prétexte à une « prise de distance » propice à
mon réinvestissement sur le terrain. Dans le même temps, cet
investissement scientifique a pu prendre appui sur une expérience
militante.
Cette
porte d'accès privilégiée au terrain m’a incité à prolonger
mes recherches selon une approche ethnographique et
« micropolitique »8
dans une perspective « au plus
près des acteurs »9.
J’utilise l'outil universitaire comme espace de légitimation d'un
savoir qui puise sa source dans les pratiques militantes des
mouvements de migrants. Le savoir développé dans mes recherches est
donc tout autant un savoir de militant, qu'un savoir de chercheur.
Je tente ainsi de mettre au cœur du savoir sociologique
« l’expérience
ethnographique, le parcours de l’enquête, et de poursuivre une
[analyse] critique10 ».
La posture « chercheur -
militant » est donc à la fois la seule qui s'est offerte à
moi de par mon parcours, mais également une des conditions de
possibilité de mon travail de chercheur et de la poursuite de mon
engagement sur le terrain. Dans mon cas, on a donc affaire à une
consubstantialité de position : mon engagement politique est
étroitement conditionné aujourd'hui par mon engagement
universitaire. Et vice versa.
« La non-rupture [entre
chercheur et militant] fût une
condition de la survie du chercheur »11.
Lorsque, dans le cadre de ma thèse, je suis retourné sur le terrain
en tant que « chercheur », je me suis rendu compte que
j’avais été subjectivé par les acteurs de ma recherche, avant
tout en tant que « militant ». En quelque sorte, le choix
de la place que je prenais dans le groupe observé (collectif de
soutien à des demandeurs d’asile afghans), n’était plus de mon
ressort. Se posent alors les questions de
comment ne pas aliéner la distance scientifique de mise, tout en
restant pris et compris dans l'objet de ma recherche ? Quels
sont les « frontières » que je m'engage à respecter
entre ma position de chercheur et ma position de « militant » ?
Quelles sont les « schizophrénies » rencontrées par ce
double-positionnement ? A quelles injonctions (de restitutions
ou de réserves) cette double-position m'oblige-t-elle à répondre,
tant vis-à-vis des acteurs que j'observe, que des lecteurs de mon
travail, et vis-à-vis de moi-même ?
L'impossible
neutralité
Les
savoirs qui se nouent autour des mobilisations de migrants
« sans-papiers », ceux retraçant une lutte
micropolitique torpillée par les préceptes de la « politique
migratoire » ( c'est-à-dire le besoin de réguler les flux,
d'expulser les surplus, et la désormais « impossibilité »
« d'accueillir
toute la misère du monde »,
à peine s'agirait-il d'en « prendre
sa part12 »),
sont d'emblée « disqualifiés
par la hiérarchie des connaissances et des sciences » et
ne « doivent
leur force qu'au tranchant qu'ils opposent à tous ceux qui
l'entourent 13».
Les récits
sur lesquels s'appuient mes analyses sont souvent des récits
« insuffisamment élaborés », presque naïfs et qui ne
semblent pas relever d'une « scientificité » au sens
dominant
du terme : expérience répétée, règle, exception qui la
confirme,... Les savoirs autour des luttes de migrants sont, au
contraire, et par définition, assujettis, minoritaires,
particuliers
et situés. Ils rendent compte d’évolutions
microscopiques,
toujours appréhendées selon un certain angle de vue, mettant en
exergue certains aspects et en déniant d'autres. Ma recherche « fait
appel à la fois aux connaissances érudites, aux mémoires locales,
aux savoirs historiques des luttes, et aux éléments disqualifiés
par la hiérarchie des connaissances et des sciences14».
Une
position pragmatique
D’un
point de vue pragmatique, cette perspective ethnographique et engagée
est porteuse de sens heuristique. Premièrement, les espaces sociaux
dans lesquels se constituent les luttes de migrants sont des
« interstices »15
de marginalité, au sens juridique du terme (Illégalité,
clandestinité, fausses identités…), au sens économique du terme
(Misère sociale, absence de sécurité d'embauche, allocations,
assurance,....) et au sens social du terme (lieux d’occupation
insalubres (Eglises ou bâtiments désaffectés), lieux bondés,
promiscuité hommes, femmes, enfants...). Les espaces de luttes de
migrants sont donc des espaces de « survie » au sens
propre – précarité de l'occupation – autant qu'au sens figuré
– la victoire du mouvement est synonyme de maintient assuré sur le
territoire. Tous lieux de survie qu’ils soient, ils sont aussi
lieux d’espérance, par définition, traversés de tensions et de
conflictualités entre les protagonistes. Cela induit que les
rapports de confiance sont difficiles à établir pour qui viendrait
de l’extérieur. Cette méfiance est d’autant plus vive vis-à-vis
de celui qui serait étiqueté « chercheur » (membre
d’une institution, « bourgeoise » qui plus est)
détenteur d'un « savoir-pouvoir » vis-à-vis de ses
enquêtés16 .
Enjeux contradictoires entre les migrants (en lutte pour leurs
droits) et le chercheur (en lutte pour... sa thèse), à quoi il faut
ajouter une forme d’anti-intellectualisme propre aux milieux
radicaux et une certaine suspicion (« il travaille peut-être
avec le ministère ou la police »), font que le
scientifique n’est pas d’emblée le bienvenu au sein du collectif
en lutte. C’est pourquoi, l’identité militante constitue le
sésame pour gagner la confiance du collectif.
Deuxièmement,
la double identité de militant-chercheur représente un avantage en
regard des registres discursifs développés
au sein même du processus de lutte. Ces derniers sont en effet voués
à rester, la plupart du temps, enfouis sous les enjeux stratégiques
(« je ne fais pas vraiment la
grève de la faim », « je
ne suis pas vraiment palestinien »),
ou les tenants macro-médiatiques. Cette « double-identité »,
de chercheur et de militant de la cause, permet, selon moi,
d'approcher ce que les représentations médiatiques et
macro-politiques d'un mouvement de lutte ne permettent pas de
saisir : les tenants de l'engagement, les paradoxes parfois, les
décalages de stratégies et de tactiques. L’observation
participante permet l'accès aux registres, non-seulement officiels,
mais aussi officieux, aux tensions qui ne sont pas forcément
explicitées au niveau macro-médiatique. Autrement dit, si
l’on suit Scott, « on ne peut comprendre (...) les formes
quotidiennes de résistances (...) sans se référer aux espaces
sociaux protégés dans lesquels la résistance se nourrit et où
elle acquiert sa signification »17.
Dans un article intitulé « Sans-papiers :
d'un quotidien tactique à l'action collective », Daniel
Veron prolonge cette idée en défendant l'idée du « choix du
petit » : « faire le choix du petit »,
dit-il, « c'est choisir son camp. Dans le champ de la
sociologie, c'est ranger au placard ses velléités de surplomb et
prendre le point de vue de certains acteurs, ceux qui n'ont pas voix
au chapitre »18.
C’est analyser les dominations par le bas, et approcher le
« texte caché »19
des
« subalternes » (Source!).
En effet, ce n'est qu'en décortiquant le sujet d'étude selon une
coupe plus ethnographique qu'il m'est possible d'étudier
l'interaction entre un collectif de lutte de « sans-papiers »
et les individus (« avec » ou « sans »
papiers) qui le composent, et ce, dans l'environnement même dans
lequel ils interférent. La méthode de l' « observation
participante»,
renforcée par mon position de militant au sein du collectif, me
permet donc d’étudier en étant immergé personnellement dans le
processus expérimental de la construction d'une lutte politique.
Cette
« ethnopraxie » (Wacquant, 2000) pour reprendre les
termes de Wacquant, génère indéniablement des profits en termes
d'accès à la sociabilité migrante, de relation avec les enquêtés,
de connaissances récoltées et d'aménagements des contraintes.
C’est un « plongeon au cœur
[de la] culture 20»
de son objet d’étude, une immersion radicale au sein du quotidien
de ce dernier, qui lui permet au chercheur-militant d’atteindre les
catégories, les habitudes et les modes de réflexions des acteurs de
son terrain. Cela nécessite de la part du chercheur de maintenir un
lien permanent avec son terrain, y compris en dehors des phases de
production scientifique : dans les heures creuses des
mouvements, les veillées de solidarités, parfois les arrestations
par la police, les procès, etc. « Le
temps et la quotidienneté sont deux agents puissants de la
banalisation de l'observateur qui permettent de faire oublier le
double-statut d’acteur-enquêteur 21».
« Il se
baigne dans la même eau »22,
pour ainsi dire, jusqu'à voir avec les yeux de l'Autre (pas à sa
place, mais avec lui), appréhender son monde.
Cette immersion permet
de questionner ce qui, au sein du groupe de migrants en lutte, est
implicite, informel, tacite ou codifié.
Là
où les contraintes de la recherche de terrain sont souvent
matérielles, pratiques et temporelles, l'identité
« militant » est un sésame :
accès facilité à l'information, aux archives, aux entretiens,
réseau formel et informel qui se confondent, ...
. Elle permet également de faire « oublier » qu'on
est... chercheur là où ce statut peut être critiqué. Globalement
parlant, cette double posture « assouplit » les relations
avec les « enquêtés ». Ce
qui permet de continuer à faire du terrain, même quand je ne suis
pas en phase d'observation stricto
sensu. A l'inverse, cela me permet
de perpétuer mon engagement. Néanmoins, si je défends l'idée du
bénéfice de ce « double-statut » pour ma recherche,
nous allons voir qu'il n'est pas sans présenter certains risques,
que le chercheur-militant doit travailler à déjouer au risque de se
dévoyer.
Les
obstacles du chercheur-militant
Les
« conditions de production du
savoir ne peuvent jamais être dissociées du savoir lui-même.
L'enquête est toujours une « épreuve », constitutive
d'un « inconfort » qui requiert une forme
« d'inquiétude »23.
En ce qu’elle influence la
relation entre l’enquêteur et l’enquêté, l’articulation
entre la recherche et l’engagement est problématique. Plus
précisément, j'ai relevé trois risques que pourrait rencontrer le
chercheur qui choisirait de cumuler cette position « paradoxale »
de chercheur-militant.
Conscience
de soi :
Le
double-statut de chercheur-militant peut poser problème aux formes
de « conscience de soi » développées par le chercheur.
Le fait d'avoir été militant m’engage à être attentif à
ne pas prendre un rôle dont je ne voudrais pas. Cela est lié
notamment à l’idée que le chercheur peut être investi d’attentes
de la part des migrants, comme celui de jouer les intermédiaires
dans les négociations entre le collectif et les pouvoirs publics
(« il est chercheur, il va nous trouver des solutions »,
« lui au moins ils vont l’écouter »). Pour
maintenir l’intérêt heuristique de cette double identité, le
chercheur-militant doit à tous prix éviter de se transformer en
porte-parole du groupe dans une substitution paternaliste et
maladroite, même si de bonne foi.
A
l’inverse, la question qui travaille la
conscience de soi du chercheur peut être d’expliciter sur le plan
de la science ce qui est implicite sur le plan des relations
militantes. En ce sens, « faire science » autour de la
militance « pro-immigré », pourrait être interprété
comme traduire en langage du pouvoir
ce qui lui échappe particulièrement : les divisions internes,
les incertitudes, les stratégies etc. Les reproches du collectif
pourraient être, par exemple, l’instrumentalisation de sa position
de militant pour décortiquer en public les enjeux que la police et
le ministère ne sont pas capables de décrypter. Si ma position de
chercheur m’engage à une analyse exhaustive, celle de militant, au
contraire, m’oblige à un devoir de réserve. Lorsque dans mes
analyses je dois, par exemple, aborder des questions d'idéologie, je
me conforte à la position officielle du groupe de sans-papiers que
je suis, pour éviter des ambiguïtés malvenues pour la réussite du
mouvement. Comment, dans le cas contraire, ne pas être le vecteur de
conflits entre militants d'un même groupe ? Les enjeux de
conflits et de loyautés sont donc des obstacles à la restitution
sans risque de mes recherches. Que faire ? Diffuser mon travail
et espérer qu'ils ne soient pas trop remarquer (absurde) ou ne pas
les diffuser pour ne pas me trouver face à ces dilemmes ?
Si
mon engagement dans mon terrain permet
de me « maintenir » sur
un terrain de ma recherche, il arrive des moments où je peux me
montrer plus militant de la « cause des sans-papiers »
(Siméant, 1998) que chercheur en sciences politiques. C'est-à-dire
que je serais tenté d'agir en contradiction des analyses que j'ai pu
observer en tant que chercheur, plutôt que de trahir mon groupe de
militants. Cela suppose de ma part une attention particulière au
rôle qui m'est assigné (ou que je m'assigne moi-même) dans les
interactions avec les acteurs migrants de mon terrain, mais aussi
avec la cause que nous défendons en commun. On comprend donc que la
position du chercheur-militant est fragile et nécessite, tout du
moins, de relégitimer sa place au sein du groupe en permanence, même
au prix de certains bricolages pas très orthodoxe, au risque de
refermer l’accès une fois à son terrain d’étude.
Une
nécessaire restitution vis-à-vis de son terrain ?
« Sujet-chercheur »
au sens foucaldien du terme, je suis construit par un discours, une
institution, une épistémologie et une pratique de chercheur autour
des questions de luttes migratoires. Je suis pris. On peut dire que
je suis « assujetti ».
En tant que « sujet-chercheur »
je suis détenteur d’un certain discours qui produit du pouvoir :
« Pouvoir de produire, de créer
des sujets, des objets, des façons de penser et d'agir. (...)
autrement dit le discours produit un monde. Il produit un monde qui
permet au discours d'exister, qui le confirme, qui le recrée et le
renforce sans cesse. (...) Ce discours, cette discipline avec du
pouvoir, fabrique du savoir, de la vérité. »24
Afin de limiter l’emprise de ce
pouvoir sur le monde militant, auquel je participe par ailleurs,
j’essaye le plus souvent possible de me conformer à une
méthodologie de restitution de mon travail vis-à-vis des sujets de
mes observations.
Ce
devoir de restitution s’impose à moi pour plusieurs raisons :
Premièrement, par probité intellectuelle,
cette restitution est ressentie comme impérative pour avoir usé de
ma position de militant pour faciliter les entretiens avec les
migrants. La position de « chercheur-militant » induit
une sorte de « dette morale » vis-à-vis de son terrain
d’étude. La restitution apparait dès lors comme un « don
contre-don 25»,
articulé autour du triple mouvement
« ce que le collectif de migrants m'a « donné » –
ce que j'ai « reçu » de celui-ci – ce que je « rends »
à ceux qui m'ont donné. Deuxièmement, parce que je voudrais que
mon travail puisse, en quelque sorte « servir » comme
espace de réflexivité de la pratique militante. Un tel espace est
en effet impensable aux temps forts du mouvement. Cependant,
dans ce schéma, je ne m’érige pas en « fournisseur
de solutions » d'une
crise passée, je demande
« de quoi cette crise est significative 26».
L’idée est d’utiliser l’outil de la recherche universitaire
pour ce qu’il est : un espace de distanciation pouvant générer
une réflexion critique sur une pratique collective. Il s’agit ici
donc d’un impératif de restitution qui est dicté par ma position
de militant plus que par ma recherche académique.
Malgré
ma conviction de la nécessité d'une restitution vis-à-vis de mon
terrain, elle pose alors le problème de la perception qu’ont les
enquêtés migrants et/ou militants de mon travail de
« chercheur-militant ». Ce problème est lié au fait que
les migrants « sans-papiers », pris dans l’urgence d’un
processus de lutte pour une régularisation (que je partage d'une
certaine manière, mais avec laquelle je suis moins « marqué
dans ma chair »), ne constituent pas a
priori un public réceptif aux
travaux de sciences politiques. Du fait de mon statut de « dominant »
au sein des groupes de migrants (blanc, homme, universitaire,…),
mes analyses pourraient être interprétées comme des trahisons
potentielles (exemple : « Etude sur l’effet de frontière
dans les collectifs de migrants »). Qu’arrive-t-il, par
exemple, lorsque les conclusions scientifiques vont à l’encontre
de la stratégie du mouvement ? Quelle prudence faut-il
s’imposer pour éviter un retour de bâton des membres du groupe ?
Je n'ai donc aucune maitrise de la perception qu’ont les migrants
du discours analytique que je porte sur nos pratiques collectives.
Cela suppose, tout du moins, une attention particulière à ne pas
trahir leur position ni la mienne. La restitution pose également
problème en ce qu’elle réaffirme une sorte de division entre
l'intellectuel (« qui dit le
monde social ») et les
militants (« qui ont fabriqué
ce monde »27)
que je cherche à déjouer. Enfin, la restitution peut conduire à
« éluder l'ambivalence de l'action collective : la
démarche sociologique isolant des morceaux du réel pour l'ordonner,
ce décorticage peut choquer les mobilisé-e-s parce que leurs
pratiques et représentations ne sauraient s'épuise dans un seul
paradigme, ici celui de la domination 28».
Restitution
à la communauté scientifique
Enfin,
ce double-statut pose problème en termes de réception de mes
analyses par mes lecteurs (directeur de thèse, pairs, communauté
scientifique, ...), pris inévitablement dans d'autres formes de
subjectivités, dans d'autres formes d'impératifs (évaluation,
suivi,...). Quels sont dès lors les moyens « d'objectivation »
à « inventer » par le chercheur-militant afin de
maintenir la relation avec les lecteurs de ses travaux ? Cette
double-position m'engage à
rechercher des moyens de passation de savoirs, un langage par lequel
ce savoir peut être transmis en tant que tel,
y compris
à des personnes qui n’ont pas vécu cette expérience de manière
subjective.
Ces prises
sur le réel doivent fournir à mes lecteurs un accès tangible à
une historicité à l’intersection de plusieurs outils centrés sur
des récits situés (Starhawk, 2003), ceux des militants, ceux du
chercheur en tant que militant.
Ces
questionnements émergents de l'imbrication entre deux impératifs :
mon implication au sein d'une lutte politique (« subjectivation »)
et la mise à distance nécessaire à tout travail « scientifique »
(« objectivation »). Je me situe à la frontière de
deux espaces constitués : entre l'expérience vécue du
mouvement à laquelle il m’est permis d'accéder par un effort de
remémoration, et l'espace qu'introduit le récit de cet événement
envers le lecteur29.
S’il existe une réelle tension créatrice entre la logique de
l'action et celle de la recherche, l'important est de ménager
« des voies d'accès à partir desquelles chacun pourra
librement circuler30 ».
Ces prises sur le réel doivent permettre d'évaluer les savoirs
transmis, décoder les propos du chercheur en les confrontant avec
d'autres points de vue situés (subjectifs) et ainsi obtenir de ces
croisements une forme de « subjectivité partagée ».
Afin de remporter ce pari
méthodologique, je fonctionne systématiquement selon le même
canevas, en superposant trois strates méthodologiques :
l'observation participante; l'étude des archives laissées par le
mouvement de lutte « littérature grise »; et des
entretiens réalisés auprès de participants au mouvement. Chaque
étape du corpus méthodologique est censée combler les lacunes de
la précédente.
Premièrement,
l'observation ethnographique et participante qui a déjà été
largement traitée dans cet article. Les recueils de textes rédigés
tout au long du mouvement par un panel d'acteurs constituent mon
second outil (ce que j'appelle la « littérature grise »
du mouvement). Appels, tracts, réflexions individuelles ou
collectives, ces écrits retracent à eux seuls une chronologie
« hétérogènéisée » du mouvement. Les
archives jouent un rôle, elles aussi, de « technologies
de rupture 31»
d’avec
les évidences dues à mon positionnement dans mon objet d'étude.
Les différences de
styles et les positions parfois antagonistes qu’on y lit dénotent
des oppositions et des conflictualités internes au mouvement. Cet
outil installe une distance temporelle entre le moment de la
rédaction des textes et le moment de leur analyse. La forme
« texte » facilite l'édiction d'un énoncé et son
partage prolongé, tandis que la forme verbale serait souvent soumise
aux impératifs de « présence », « d'auditoire »,
d'instant et d'audibilité. Néanmoins, une des carences de cet outil
reste sans conteste que les textes ayant été rédigés pendant la
période « d'ébullition » ne jouissent pas absolument
d'une distance analytique et réflexive suffisante.
Afin de pallier cet
inconvénient, je réalise, pour chacune de mes études, des
entretiens individuels portant sur une dizaine d’acteurs du
mouvement. Les entretiens sont réalisés depuis un protocole de
recherche à questions ouvertes32.
Ce processus laisse suffisamment de liberté à l’interviewé(e)
pour expliquer l'expérience telle qu’il ou elle l’a vécue, ce
qui se révèle idéal pour renouer en douceur avec un passé
lointain et ainsi reconstituer les processus d'actions, d'expériences
ou d’événements écoulés33.
Cette méthode permet également de saisir les différentes
représentations sociales et les repères normatifs des membres du
groupe34
mais aussi les référents de subjectivisation en jeu, en se basant
sur les jeux de langages et les imageries mobilisées. Grâce à ces
entretiens il devient possible pour le lecteur de situer les acteurs
du mouvement
dans
son espace temporel, dans son histoire, sa trajectoire, pour
atteindre à travers lui la dynamique du changement social.
Ces
entretiens ont vocation à atténuer les lacunes des archives.
Néanmoins, un tel procédé
renferme un biais dû à la double-position du militant-chercheur.
Nous ne pouvons, en effet, tabler entièrement sur le détachement
affectif de l'enquêté ni vis-à-vis du sujet de l'entretien ni
vis-à-vis de l’enquêteur lui-même (qui a entretenu pendant tout
le mouvement un certain rapport à lui). Méfiance, timidité,
hostilités politiques – même masquées par la forme – ne
peuvent être complètement écartées. De plus, gardons à l'esprit
que la situation politique sur laquelle l'enquêté est interrogé,
est restée constamment aux prises avec sa propre évolution,
toujours en mouvement, faisant varier sans cesse les rapports
d’amitié et d’hostilité. Cela implique également que la
définition des acteurs ne peut être que difficilement saisie dans
le temps. En effet, souvent les acteurs interrogés reconnaissent
combien, au moment même où la lutte se constituait, cette
expérience les transformait. Il me faut donc, au préalable d’une
définition des acteurs, figer une temporalité particulière dans
laquelle l’acteur pourrait être identifié, tout en gardant à
l’esprit qu’une fois cette temporalité écoulée, d’autres
facettes de cet acteur peuvent resurgir ou au contraire s’estomper.
Dès lors, le sujet d'analyse que nous pensons avoir cerné est
précisément une réalité hautement plus complexe qu'un « simple
objet d'étude » stable et continu dans le temps : le
politique est toujours en
train de se faire. Cette
« mobilité de situation » m’amène à considérer
l'échantillon que je sélectionne comme relevant, souvent, d’une
certaine pertinence, mais jamais représentatif de l'entièreté des
acteurs qui composaient le mouvement.
1BEAUD,
S., WEBER, F., Guide de l'enquête de terrain, Paris, La
Découverte, 2003, pg 49.
2WEBER,
M. Le savant et le politique, 1917.
3HARAWAY,
D., Savoirs situés : La
question de la science dans le féminisme et le privilège de la
perspective partielle, in Manifeste
Cyborg et autres essais. Sciences – Fictions -Féminismes, Exils,
Paris, 2007.
4KALINOWSKI,
I., Les leçons wébériennes sur la science et la propagande, in
WEBER, M. (ed.), La science, profession et vocation, éditions
Agone, 2005.
5LELUBRE,
M., « La posture du chercheur, un engagement individuel et
sociétal », in Recherches Qualitatives – Hors Série
– numéro 14, pg 15.
7Cette
notion de « bâtard » fait ici référence à un
entretien de Elsa Dorlin (chercheuse en philosophie et militante
féministe). Dorlin y décrivait en effet la manière dont son
savoir était systématiquement considéré comme
« doublement-bâtard » : jamais assez scientifique
parce que engagé et jamais assez militant parce que scientifique.
Contre ces critiques, Elsa Dorlin propose de ne pas trancher cette
tension et de l'utiliser comme outils créateur de pensée nouvelle.
8VERCAUTEREN,
D., Micropolitique des groupes, PUF, 2001.
9VERON,
D., « Quand les sans-papiers prennent la parole», in
« Variations », Revue internationale de théorie
critique, 18, 2013,
www.Vartiations.revues.org/641
10
BENSA, A., « Un ethnologue en Nouvelle-Calédonie. Morale
de l’engagement et pratique ethnologique » in
« Chercher. S’engager ? »,
Communications, 94, Le Seuil, 2014, pg 159.
11DUNEZAT,
X., « Travail militant et/ou travail sociologique »,
pg 8.
12Ces
phrases qui résonnèrent dans la bouche du premier ministre
socialiste français, Michel Rocard, en 1990, permirent la
justification des politiques migratoires les plus ségrégationnistes
et xénophobes de la fin du siècle dernier. Tour à tour, partis de
la gauche, de la droite et de l'extrême-droite, réactualise cette
sentence, devenu adage populaire, pour rassurer l'électorat sur les
vertus « humanistes » que chacun de ces partis
revendique à pleins poumons.
14ROLAND,
E., « Pistes d'analyse à
partir de la sociologie des sciences de Bruno Latour et Michel
Foucault », Travail de thèse
en cours, FNRS-ULB, 2012.
15NICOLAS
LE STRAT, P., Expérimentation politique, Fulenn,
2007.
16FOUCAULT,
M., Les intellectuels et le pouvoir., entretien
de Michel Foucault avec avec Gilles Deleuze ; 4 mars 1972,
Dits
Ecrits Tome II Texte n°106.
17SCOTT,
J. C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du
discours subalterne, Editions Amsterdam, paris, 2008.
18VERON,
D., « Sans-papiers : d'un quotidien tactique à
l'action collective », in « Variations »,
Revue internationale de théorie critique, 13/14, 2010,
www.Vartiations.revues.org/182
pg 1
19SCOTT,
J. C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du
discours subalterne, Editions Amsterdam, paris, 2008.
20FRANCOEUR,
C., « De praticien à chercheur critique à militant :
la crédibilité dans l'approche critique », pg 322.
21LEFEBVRE,
R., « Politiste et socialiste ». Une politique
d'enquête au PS, Revue internationale de politique comparée,
vol. 17, 2010/4, pg 130.
22FRANCOEUR,
C., « De praticien à chercheur critique à militant :
la crédibilité dans l'approche critique », pg 319.
23FASSIN,
D., BENSA, A, Les politiques de l'enquête. Epreuves
ethnohraphiques, Paris, La Découverte, 2008
24FRANCOEUR,
C., « De praticien à chercheur critique à militant :
la crédibilité dans l'approche critique », pg 319.
25
MAUSS, M., Essai sur le don. Forme et raison de l ;échange
dans les sociétés archaïques, Presses Universitaires de
France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007
27DUNEZAT,
X., « Travail militant et/ou travail sociologique »,
pg 10
28DUNEZAT,
X., « Travail militant et/ou travail sociologique »,
pg 10
31LEFEBVRE,
R., « Politiste et socialiste ». Une politique
d'enquête au PS, Revue internationale de politique comparée,
vol. 17, 2010/4, pg 129.
34QUIVY,
R. & VAN CAMPENHOUDT, L., Manuel
de recherche en sciences sociales, Paris,
Dunod, 3e édition, 2006, pg 63.