La jungle de Calais ou le coût humain des politiques migratoires
Aurore Vermylen et
Xavier Briké, anthropologues au Laboratoire d’anthropologie prospective
(LAAP-UCL), membres du collectif Migrations et Luttes Sociales.
Brève histoire d’un camp auto-établi
Le lundi 29 février 2016, à
Calais, les forces de l’ordre ont entamé la destruction du plus vaste campement
d’exilés de France, rendue valide par le
Tribunal administratif de Lille[1].
Dès les premiers moments, elles n’ont pas hésité à utiliser les grands
moyens : autopompes et utilisation intempestive des matraques. Les
fourgons policiers se comptaient par dizaines pour former, pare-chocs contre
pare-chocs une frontière tout autour de cette vaste « ville à côté de la
ville » érigée à partir de matériaux de récupération en tous genres.
Depuis plusieurs mois, le bidonville était devenu un espace où s’étaient
sédentarisés, à défaut d’autres possibles, plus de six milles enfants, femmes
et hommes fuyant les guerres et l’angoisse quotidienne. Ce lundi-là, les
équipes de la préfecture accompagnaient les troupes de policiers. Ils s’en prenaient
aux tentes et autres logements de fortune pour les rendre inemployables, avant
que les débris ne soient emportés par les bulldozers. Les journalistes étaient tenus
à l’écart. Les responsables politiques, parmi lesquels le ministre de
l’intérieur, Bernard Cazeneuve, ont annoncé un démantèlement respectueux des
personnes migrantes. Ces propos sournois évoquaient même une motivation
humanitaire. Mais les réalités, sur le terrain, étaient toutes autres :
les enfants étaient touchés, sans différenciation, par les pluies de
projectiles chargés de gaz lacrymogènes. Les habitants du campement ont parfois
été sortis de leurs abris par les forces de police, qui n’hésitaient pas à
procéder, sur le champ, à des interpellations. Au fil des jours, des personnes
exilées ont poursuivi leurs protestations pacifiques en se cousant
littéralement les lèvres, en entamant une
grève de la faim ou encore en brandissant des écriteaux appelant au
respect.
Une minorité des habitants de la
jungle ont été relogés dans ces « centres d’accueil et d’orientation »
ou dans une partie du campement. Plusieurs containers ont été empilés dans un
vaste enclos grillagé, où depuis, quelques habitants de la jungle ont été
réinstallés. Ils font office d’habitation. Mais leurs allées et venues sont
soigneusement contrôlées - en un seul
point d’entrée - par un portillon de
sécurité. Et surtout, la grande majorité de ces exilés n’ont pas eu la possibilité
d’être ainsi relogés. La majorité d’entre eux devront, comme toujours, se réorganiser
autrement, ailleurs et par leurs propres moyens, dans d’autres non-lieux (Augé :
1992) où les conditions de vie seront probablement plus précaires. Car le
démantèlement de cette jungle-ci n’empêchera pas d’autres campements
auto-établis de se reconstruire.
La présence des personnes
migrantes dans les Hauts-de-France n’est de fait pas récente. Elle s’inscrit
dans une histoire plus longue: de 1999 à 2002, un centre d'accueil a vu le
jour à Sangatte afin d’accueillir les réfugiés qui attendent de se rendre en
Angleterre. Depuis lors, les campements et les squats se sont faits et
défaits au gré des expulsions policières. De temps à autres, une salle
s’ouvrait pour loger prioritairement les enfants et les femmes lors des vagues
hivernales. Mais ces initiatives étaient de courte durée. Les politiques
prônant l’inconfort des personnes migrantes et leur déshumanisation sont
pourtant restées courantes. Depuis lors, les exilés ont continué à affluer vers
la ville portuaire. Leur nombre n’a cessé d’augmenter au vu des mesures de
blocage mises en place pour rendre inaccessibles les passages
« clandestins » vers l’Angleterre. Depuis plus de quinze ans, ces
hommes et femmes ont été contraints d’habiter la rue ou dans différents lieux
de relégation de la ville, dans la jungle, les dunes ou encore dans des
squats, et ce dans des conditions de vie extrêmement précaires. En juin 2014,
deux mille personnes migrantes ont été expulsées sur ordre des autorités
locales. Il aura fallu plusieurs semaines pour récolter les bâches et
couvertures nécessaires à protéger toutes les personnes du froid et de la
pluie. Le 10 avril 2015, le centre d'accueil Jules Ferry ouvrait ses portes à
plusieurs kilomètres du centre-ville, mais seuls les plus fragiles bénéficiaient
du toit, comme par exemple les femmes et leurs enfants. Les autorités toléraient
alors l’établissement de la jungle, détruite partiellement aujourd’hui, en laissant
entendre que les campements de fortune ne dérangeraient plus en ce lieu situé
loin des regards.
Lieu de (dés)espoirs sur une route de l’exil déjà épineuse
Ce lieu-frontière constitue la
porte de sortie du territoire « Schengen » où s’appliquent les
politiques migratoires votées au sein de l’Union Européenne. De nombreuses
personnes présentes dans ces campements informels de la région des
Hauts-de-France ont derrière elles un parcours migratoire dense, où les
différentes étapes sont marquées par le primat du contrôle sur le respect des
droits fondamentaux. Elles nous confient, sans retenue, les expériences
déshumanisantes de leurs chemins d’exil. Souvent, elles mettent en avant les
parcours « des autres », de leurs compagnons de voyage. Mais au
travers d’une altérité construite, c’est en fait leur propre vécu, leur propre
survie qu’elles nous confient. Elles nous communiquent qu’elles ont fait les frais
des politiques sécuritaires de plus en plus accrues pour entrer sur le
territoire européen : certains ont connu la traversée mortifère de la mer
méditerranée sur des bateaux de fortunes ou ont subi les violences policières
sur les routes migratoires. Elles nous disent qu’elles ont fait les frais de la
pénalisation croissante du franchissement illégal des frontières au sein de
l’Union. Qu’elles ont été contraintes de laisser leurs empreintes dès leurs
premiers pas sur le sol européen, ce qui leur interdit de pouvoir demander
l’asile par la suite, dans un autre pays signataire du règlement de Dublin III.
Certaines de ces personnes ont vécu l’enfermement sans avoir commis le moindre
délit ; elles ont connu l’appréhension de l’arrestation, de ne pas être
comprises ni entendues pour ce qu’elles étaient. D’autres encore ont fait les
frais des politiques de tris entre les « bons » et les
« mauvais » migrants qui demandent aux « candidats
réfugiés » de décrire leurs parcours de vie pour prendre la décision de
les expulser ou leur donner la possibilité d’obtenir l’asile. Elles ont
longtemps espéré, sans que ça n’arrive jamais, voir les procédures de
régularisation ou d’asile aboutir, obtenir sur papier une reconnaissance et une
protection, en finir avec cette vie de misère, de caches et d’histoires
inventées pour correspondre au « profil » attendu. D’autres encore
bénéficient déjà du statut de réfugié mais n’ont d’autre choix que de demeurer
dans le camp, faute de travail et de possibilité de se payer un logement
salubre. D’ailleurs, la plupart des personnes vivant dans le campement
réunissent les conditions pour obtenir le statut de réfugié.
A Calais, l’individu se perçoit
comme étant arraché aux siens, en rupture avec un environnement qui lui assigne
une place, des rôles, un sens construit et partagé. Akram se présente comme
homme d’affaires, diplômé de l’université de Damas :
« Je suis Syrien, ni
opposant, ni soutenant du pouvoir des Assad. J’ai fui le bain de sang d’une
guerre civile sans fin. Les bombardements et les tirs constants m’ont poussé à
quitter mon travail et mon pays. En
Syrie, nous vivons une situation terrible. Nous croyons mourir à chaque
instant. Je suis à Calais depuis dix-huit jours. Mes enfants et ma femme sont
dans un camp, en Jordanie. Moi, je suis passé par le Liban, la Turquie et puis
l’Italie. J’ai marché et voyagé dans les camions pour arriver ici. Je ne sais
que faire. C’est difficile de passer dans les bateaux. Je vais peut-être aller
en Suède, en passant par l’Allemagne. Mon voyage a duré quatre mois et je n’ai
plus de nouvelles de ma famille. »
Son visage est marqué par le
froid et l’épuisement. Tout comme celui de ses compagnons de fortune, prêts au
départ pour l’Angleterre. La plupart d’entre eux éprouvent de nombreuses
douleurs physiques : lésions corporelles, membres fracturés. Ce sont les
conséquences de longues marches effectuées durant leurs parcours et de chutes
qu’ils subissent continuellement en tentant d’intégrer les camions de
marchandises pour traverser la Manche. Aussi, ils font l’objet de violences
régulières de la part d’agents de la police ou de la sécurité portuaire qui
quelquefois cherchent à spolier sans ménagement les aspirants au voyage. Après les tentatives de
passage perpétrées de nuit, de nombreuses personnes reviennent blessées.
Il s’agit parfois de heurts entre migrants, mais bien souvent, ils ont été
l’objet de brutalités de la part de policiers ou des agents de la sécurité
portuaire.
« Les gardiens du port
sont beaucoup plus dangereux. Souvent la police nous laisse partir. La nuit
passée, un policier m’a même fait une petite tape amicale sur l’épaule. Mais
eux ils ne nous lâchent pas sans nous frapper. Mon ami a eu une jambe cassée
par les coups. »
Les habitants de la jungle
possèdent tous un téléphone mobile. Ils communiquent constamment d’un bout à
l’autre de la ville ou reçoivent le message d’un ami arrivé en Angleterre.
Suite aux appels téléphoniques, de petits groupes de deux ou trois hommes
quittent le campement. Une occasion se présente. Souvent à deux, parfois à
trois, ils quittent à la hâte le campement pour rejoindre une connaissance dans
un squat. Mais dans la plupart des cas,
ils se dirigent vers la porte du tunnel de l’Eurostar pour tenter coûte
que coûte le voyage sous la manche. Les occupants du camp arrivent et partent
journellement, au gré des opportunités ou des contraintes lors des nombreuses
expulsions policières, la survie est la règle.
Toutes ces personnes, pour autant,
ne tenteront pas la traversée de la Manche. Plusieurs d’entre elles nous
relatent leur profond désespoir et le souhait de s’y installer durablement, et
ce, malgré les conditions de vie dégradantes. Les personnes migrantes
rencontrées à Calais abordent couramment des situations de rejet, d’humiliation.
Elles sont confrontées à ces iniquités tout au long de leur voyage. Elles
vivent ces expériences différemment « en
nature et en degré, en ce sens qu’elles sont un oubli de soi volontaire dans un
univers fondé sur une violence symbolique continuelle » (Laacher :
2007)[2],
palpable au « local » dans les échanges relationnels avec les
Calaisiens, mais également entre pairs d’un même projet migratoire.
Un démantèlement au service d’une déshumanisation croissante
Ces derniers mois, les médias
ont, davantage que par le passé pointé du doigt le bidonville du pays des
Chtis. Les nombreux décès - toujours
poignants - lors des tentatives de
traversée de la Manche, la sécurisation accrue de la frontière
franco-britannique et les tensions entre les migrants et certains habitants de
la région ont été relayés. En validant le démantèlement de la jungle
calaisienne, le Tribunal administratif de Lille a joué de l’image du mauvais
migrant, potentiellement dangereux, relayé par certains médias et faisant le
fonds de commerce des partis nationalistes. Or, l’augmentation du harcèlement
mené à Calais par la police, avec le concours des autorités préfectorales et
municipales pour les expulsions des lieux de vie, provoque un accroissement de
la prise de risque, des tensions accrues pour le contrôle des lieux de passage
les plus intéressants, une augmentation des tarifs de passage et du recours à
des solutions plus rapides et plus coûteuses pour ceux qui en ont les moyens
financiers.
C’est un pas
de plus vers une déshumanisation des exilés qui a été opéré ce lundi 29 février
à Calais.
C’est un déni de l’homme qui, « entrepreneur de soi en exil »
(Martiniello, Mazzocchetti, Rea : 2013)[3], a,
au fil des mois, contribué à faire de la jungle calaisienne, un lieu de vie
pour ces habitants des marges. Car la jungle est aussi et surtout un espace de
(sur)vie, certes précaire, mais le plus adapté qu’il puisse être dans ce
contexte de politiques de rejet et d’exclusion du migrants. Perpétuellement,
des églises, des mosquées, des écoles, des bibliothèques, des salles
informatiques, des théâtres et autres commerces sont construits aux côté des
habitations de ces hommes, femmes et enfants qui sont encore à la recherche
d’un lieu de vie un tant soit peu confortable le temps de. La
destruction de la jungle calaisienne est en cela dramatique que ce lieu de
passage était bel et bien devenu un lieu de vie, avec ses nombreux bricolages,
certes, mais aussi ses lieux de métissages culturels et de démocraties
repensées. En d’autres termes, les solidarités qui s’y sont développées apportent,
sans conteste, davantage de dignité aux personnes, dont l’errance et la violence
avaient jusque-là pesé sur leurs corps et leurs âmes.
L’existence de ces hors-lieux invisibles de l’exil, de ces vies
humaines suspendues aux frontières, doit être évoquée. La jungle de calais
n’est pas un cas unique. En effet, leurs nombres et leurs tailles ne cessent de
croître, dans le monde mais aussi en Europe. Ces lieux de la marge ne peuvent
rester invisibles, car les droits humains y sont bafoués et les garanties
démocratiques y manquent. Les dynamiques de précarisation résultant des politiques
de mise à l’écart y sont violentes : difficultés quotidiennes liées à la
ghettoïsation, peur quotidienne des policiers, inertie des parcours de vie,
perte des perspectives d’avenir.
L’anthropologue Michel Agier
nomme ce campement établi de « bidonville d’Etat », car il témoigne
des conséquences désastreuses du non
accueil des personnes qui, sur les routes de l’exil, subissent les
contraintes des options politiques, dont l’État s’obstine, sous les plumes de
ses hauts dirigeants, à signer et à renouveler dans un profond déni de
l’humain, qui toujours et encore, poursuit sa quête de lendemains qui chantent.
Cette « ville à côté de la ville » est une conséquence de ces
politiques migratoires de plus en plus excluantes. Son anéantissement, considéré
comme humanitaire, n’est de fait pas une réponse, mais un pas de plus vers une
déshumanisation. Et si, au lieu de criminaliser sans cesse ses habitants, il ne
faudrait pas mieux de soutenir ces campements auto-établis, ses initiatives de
vie dans les lieux de la marge ?