« Migrations et luttes sociales » est un groupe de réflexionS qui centre son attention sur les questions migratoires abordées à travers le prisme de la mobilisation sociale des migrants et de leurs soutiens.
vendredi 9 septembre 2016
vendredi 24 juin 2016
"Les sans-papiers de la CSC, une tentative concrète de convergence des luttes" (G. Mauze & Y. Vertongen)
Nous avons le plaisir de vous annoncer la publication de l'article de Gregory Mauzé et Youri Lou Vertongen "Les sans-papiers de la CSC, une tentative concrète de convergence des luttes" dans la Revue Démocratie de ce mois-ci (http://www.revue-democratie.be/…/1164-les-ressorts-du-gouve…).
Cette publication fait suite à un travail réalisé auprès du Comité des Travailleurs Sans-papiers de la CSC entre septembre 2015 et janvier 2016. Les résultats de cette recherche ont été présentées au colloque "Penser l'Emancipation" les 28 et 29 janvier dernier.
Bonne lecture.
Les
sans-papiers de la CSC, une tentative concrète de convergence des luttes
Par Gregory Mauze & Youri Lou Vertongen
Créé
en 2008, le Comité des travailleurs avec et sans-papiers
de la CSC tente d’organiser les travailleurs migrants « illégalisés »,
en vue de promouvoir leur intégration dans le mouvement social. Une initiative
ambitieuse, qui questionne à la fois les dynamiques en cours au sein du
syndicat et celles qui prévalent dans la galaxie du militantisme sans-papiers.
Genèse
Ce texte
est issu d’un travail d’étude réalisé
par deux chercheurs du collectif « Migrations & Luttes sociales »,
un réseau regroupant intellectuels, activistes sans-papiers et soutiens à
leur cause, qui entend faire le lien entre sphères académique et militante.
Cette recherche s’est fondée sur un suivi de plusieurs mois des activités du
collectif, ainsi que sur des entretiens avec des membres de la direction
syndicale, du personnel d’encadrement
et des sans-papiers eux-mêmes. Les premières conclusions de ce travail
ont été préalablement présentées au comité avant de faire l’objet d’une
communication au séminaire « Penser l’Émancipation » qui a eu lieu le
26 janvier dernier à l’Université libre de Bruxelles.
|
Dans une perspective d’étude des mouvements
sociaux, le Comité des travailleurs avec et sans-papiers de la CSC présente un intérêt
politique certain. Dans un contexte où les appels à la convergence des luttes
se succèdent sans toujours trouver de débouchés concrets, la démarche
consistant à mêler la lutte des travailleurs sans-papiers (TSP) au combat
syndical se révèle originale à plus d’un titre. Elle constitue en effet une
manifestation concrète de synergies entre deux sphères de revendications qui,
sans partager stricto sensu les mêmes intérêts, tentent de fonder leur convergence
à travers la désignation de la dynamique néolibérale comme ennemi commun.
De
fait, cette initiative s’inscrit à rebours du discours prompt à opposer les
luttes sociétales, qui seraient fondées sur le clivage
« post-moderne »[1],
aux luttes sociales, issues du traditionnel antagonisme possédant-travailleur. Éclairer
les dynamiques à l’œuvre à travers cette initiative doit pouvoir contribuer à
la réflexion globale sur la façon d’élaborer des synergies entre des luttes
distinctes dont la connexion n’est pas, a priori, évidente pour tous.
À travers cette
contribution, nous tenterons de présenter les lignes forces du travail de ce
collectif, en nous basant, de façon prioritaire, sur la subjectivité des TSP.
Partant de l’hypothèse selon laquelle ces derniers sont pris dans une double
lutte envers les pouvoirs publics (qui détiennent la clé de leurs
revendications) et au sein même de l’institution syndicale (éventuel tremplin
pour celles-ci), nous chercherons à interpréter celle-ci, en vue d’en fournir une
interprétation à l’aune de la théorie politique.
À l’origine
du projet
L’ambivalence
syndicale à l’égard de l’immigration
Il ne sera pas question de revenir ici en détail sur les
fondements de l’approche syndicale à l’égard de la main-d’œuvre étrangère[2]. Limitons-nous
dès lors à constater que l’instrumentalisation dont elle a fait l’objet par le
patronat, qui voyait en elle un
prolétariat plus docile et moins revendicatif que les travailleurs locaux, a
conduit les organisations ouvrières à la percevoir avec méfiance.
Parallèlement, contrecarrer la stratégie du capital visant à atomiser le
salariat nécessitait d’intégrer les nouveaux arrivants au mouvement ouvrier. De
fait, la position des syndicats s’est historiquement fondée sur une volonté de contrôler
l’importation de main-d’œuvre étrangère, tout en défendant l’égalité des droits
pour les immigrés présents sur le territoire.
La fin officielle de l’immigration économique en 1974,
consécutive au premier choc pétrolier, aura une influence certaine sur ce diptyque
qui guida jusqu’alors l’action syndicale. N’étant plus amenée à défendre un
contrôle des flux faisant désormais consensus dans le débat politique, l’approche
syndicale va se focaliser sur l’intégration des nouveaux arrivants et la
défense de leurs droits. Un objectif
d’autant plus vital pour le mouvement ouvrier que la fermeture théorique des frontières
et l’arrivée consécutive d’une immigration illégale de travail vont conduire à
un phénomène de « délocalisation de l’intérieur »[3] :
les travailleurs « illégalisés » sont, en effet, cantonnés aux marges
du marché du travail, et condamnés à des conditions salariales et de travail au
rabais tirant l’ensemble de la condition ouvrière vers le bas.
L’une des particularités du syndicalisme chrétien par
rapport au syndicalisme socialiste est d’avoir très tôt fondé son approche en
la matière sur une plus grande reconnaissance des formes d’oppression spécifiquement
vécues par les étrangers. D’abord en raison de la plus forte propension de la
tradition chrétienne à aborder la question sociale dans une approche des « droits
inhérents à la personne humaine », quand la tradition universaliste du
syndicat socialiste aspirant à l’unité du mouvement ouvrier restait méfiante
envers ce type de reconnaissance[4].
Ensuite, pour des raisons pragmatiques, dans la mesure où s’adjoindre les
nouveaux arrivants constituait un moyen de contrebalancer le poids du syndicat
socialiste. Ainsi, la CSC va, la première, permettre aux étrangers de
s’organiser en sections nationales, et affirmer son rôle précurseur en termes
de droits civils, politiques, culturels, sociaux et économiques.
Le choix tactique
des sans-papiers
La situation précaire
des « sans-papiers » qui en facilite la traque, l'arrestation et l'expulsion
rendent la mobilisation de ces derniers plus risquée que celle de tout autre
groupe dont le statut serait reconnu par les pouvoirs publics. Les ressources à
disposition des migrants pour mener à bien leurs actions politiques s'en
trouvent considérablement réduites. De
ce fait, ils entretiennent une forte dépendance vis-à-vis de leurs
soutiens. Le tissu sociologique qu’on retrouve dans ces mouvements est
caractérisé par des « alliances improbables »[5] entre groupes
distincts de migrants politisés, associations citoyennes et collectifs
militants qui varient dans le temps.
La question migratoire en
Belgique étant intrinsèquement liée aux questions du travail jusque dans les
années 80, les premières mobilisations de migrants étaient très logiquement soutenues
par les instances syndicales (CSC et FGTB aux premiers chefs). Leur soutien est
resté particulièrement visible dans les phases qui
suivirent la première campagne de régularisation de 1974[6].
Mais la fin officielle de l’immigration
économique induit un
changement de paradigme migratoire, et la figure du TSP fît bientôt place à
celle de « réfugiés ». Les questions migratoires
passèrent ainsi de l'autorité du ministère du Travail à celle du ministère de
l'Intérieur, et les
instances syndicales perdirent peu à peu leur influence dans les mobilisations
de migrants, au profit d'une sphère associative de soutien humanitaire aux
réfugiés et demandeurs d'asile.
À partir des
années 1990, et en particulier à partir de la visibilité acquise par le
mouvement d’occupation de l’Église Saint-Bernard à Paris (1996), se pose dans
les milieux immigrés la question de « l’autonomie » des luttes de
migrants[7].
En Belgique cette question résonne avec la création du collectif Union de
Défense des Sans-Papiers (UDEP), au début des années 2000, qui entendait
renforcer une parole revendicative de « sans-papiers, par les sans-papiers
pour les sans-papiers ». À la suite de l’UDEP, d’autres collectifs de
migrants ont renforcé cette revendication d’autonomie vis-à-vis des organes
institutionnalisés (collectifs Organisation Sans-papiers (2009-2010), Sans-papiers
Belgique (2011-2014) et, plus proche de nous, la Coordination des Sans-papiers
créée en 2014 et toujours active.
Il est dès lors interpellant de noter à quel point le
fait, pour les militants sans-papiers, d’investir sciemment l’instance
syndicale – et limitant ce faisant, leur autonomie – s’inscrit en opposition
avec cette dynamique. Ce fait est d’autant plus remarquable que les TSP de la
CSC, ont pour la plupart, été engagés dans les mouvements de lutte de collectifs
de migrants s’inscrivant dans cette tendance à combattre avec une vigueur
particulière toute dépendance envers les instances institutionnelles. Nous
verrons plus loin que cette autolimitation de l’autonomie semble répondre à un
choix stratégique élaboré en toute connaissance de cause par les TSP.
Le comité en
pratique
Missions
Le comité en bref
· Création en 2008 suite à une collaboration au sein de
la commission « immigrés » du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) de
Bruxelles pendant les actions pour la régularisation en 2008.
· Présent uniquement sur Bruxelles-Hal-Vilvorde.
· Rattaché à la centrale interprofessionnelle
« migrants CSC ».
· Compte environ 400 affiliés, dont une trentaine
d’actifs.
· Encadré par deux permanents, chargés à la fois de
relayer les revendications de la base à la hiérarchie syndicale et de
s’assurer de leur conformité avec les positions et statuts de la CSC.
|
Le syndicat procure une série de services pour les
TSP : information sur leurs droits, conseils juridiques gratuits,
permanences pour le suivi des cas individuels…
Au-delà de ce soutien concret, le comité est investi d’un rôle éminemment
politique. Il s’agit principalement de travailler au changement de perception
du migrant, en vue de faire passer celle-ci de la figure de l’étranger à celle
du travailleur. Cette perspective se reflète dans son slogan « les papiers
nous divisent, la classe sociale nous unit ».
Moyens
d’action
Ceux-ci sont orientés dans
trois directions : vers l’opinion, vers les pouvoirs publics et vers
l’institution syndicale. Partant du principe que les politiques répressives
reposent, en grande partie, sur l’incompréhension des enjeux de l’immigration
clandestine dans la population, la première tend à souligner la convergence
d’intérêts qui unit les sans-papiers au reste du salariat. Cela passe notamment
par la campagne « entreprise », visant à organiser des rencontres
avec des sans-papiers et des formations sur le lieu de travail, en vue de
changer la perception du migrant.
Les actions vers le monde
politique sont assez limitées, dans la mesure où la conjoncture ne s’y prête
guère. Dans la lignée de sa prédécesseure Maggie De Block (Open VLD), le
secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, Theo Francken (N-VA), a explicitement exclu toute nouvelle
régularisation – la principale revendication des TSP –, fidèle en cela à
l’accord de gouvernement. Il existe toutefois quelques initiatives, notamment
dirigées vers les pouvoirs régionaux, désormais compétents en termes d’octroi
de permis de travail. Une action a ainsi débouché sur une rencontre positive avec
le ministre de l’Emploi de la Région Bruxelles Capitale, Didier Gosuin (Défi)[8].
En interne, il s’agit
surtout de formuler des propositions et de les relayer au niveau fédéral. Ces actions peuvent parfois se recouper, à
l’exemple du cas de Mounir. Employé et exploité par l’entreprise Atalian à
travers un contrat de sous-traitance au Foyer anderlechtois, Mounir fut soutenu
par la CSC via le collectif qui a mobilisé en sa faveur (piquet de grève,
etc.). Cette action fut également l’occasion de montrer aux affiliés de la CSC
que les TSP sont avant tout des travailleurs qu’il convient de défendre à ce
titre. Le récit de Mounir fut également mobilisé dans le cadre des actions en
direction du monde politique.
Il importe de noter que les
TSP occupant un emploi ne sont pas insérés dans des communautés d’entreprise au
sein desquels ils côtoieraient d’autres TSP. À la différence de la France, ils
n’ont pas non plus de contrat de travail.
Cela a de grandes conséquences quant aux moyens d’action : ainsi,
les grèves de sans-papiers sur leur lieu de travail telles qu’elles ont pu
émerger en France avec un certain succès (Buffalo grill en 2007) ne sont pas envisageables ici, où prédomine
l’atomisation.
Succès et défis
La croissance de visibilité
des TSP au sein de la CSC constitue sans nul doute l’un des principaux succès à
mettre à l’actif du comité. L’importance des centrales interprofessionnelles
dans les statuts du syndicat chrétien n’y est pas étrangère, puisque les
groupes spécifiques organisés ( Travailleurs Sans Emploi, Migrants CSC, CSC
Seniors, Femmes CSC...) jouissent d’une influence certaine dans la définition
du programme de l’institution. Ainsi, la revendication en faveur de critères
clairs de régularisation a-t-elle été reprise lors du congrès fédéral de 2014.
Autre manifestation de ce gain en visibilité : la contribution du
collectif au 13e congrès de la Confédération européenne des syndicats (CES) de
2015 à Paris.
Un autre élément encourageant porte sur
l’auto-identification des sans-papiers. Les entretiens réalisés montrent en
effet que ce ne sont pas les motivations idéologiques, mais bien le pragmatisme
et les enjeux stratégiques qui les ont conduits à rejoindre l’institution
syndicale. Néanmoins, on constate, dans le discours et la pratique
militante, une assimilation des valeurs de solidarité ouvrière portées par le
syndicat, ainsi qu’une plus grande identification à la catégorie
« travailleurs » (plutôt qu’à celle de migrant) à mesure que se pérennise
l’engagement syndical. Des sans-papiers continuent en effet à militer au sein
du comité même après la régularisation de leur statut, notamment en raison du
travail d’éducation populaire qui a été fait.
Le comité regrette toutefois de ne pas avoir encore fait d’émules
dans d’autres sections régionales de la CSC ni à la FGTB. Il déplore également
qu’il n’y ait pas eu de mécanismes de lutte entre TSP et affiliés locaux sur
les lieux de travail. En outre, le travail d’éducation populaire dirigé à la fois vers la masse de
sans-papiers résidants dans la capitale (où vivent la majorité des quelque 150
000 sans-papiers du pays) et vers la base syndicale comporte ses propres défis.
En effet, les préoccupations des premiers tiennent avant tout aux difficultés
et privations inhérentes de la vie clandestine, à commencer par l’absence de
statut légal. Il est donc ardu de mobiliser dans le cadre plus large de la
lutte sociale, à l’exception des militants ayant eu l’occasion de collaborer
avec le syndicat. Quant au second, c’est le reflet de l’état de l’opinion,
généralement plutôt rétive à l’égard des migrants, voire xénophobe[9].
La diffusion « top-down »
des positions résolument antiracistes et favorables au soutien des sans-papiers
de l’institution syndicale ne va dès lors pas de soi.
La question de
l’autonomie, source de tensions
Le comité est régulièrement confronté à la tension opposant l’autonomie revendiquée des TSP à
leur appartenance à la structure syndicale qui limite leur marge de manœuvre. Le
personnel d’encadrement n’est a priori censé servir que de médiation entre le
syndicat et les sans-papiers, supposés prendre des décisions en toute
autonomie. La réalité est plus complexe. Si les TSP présents aux réunions sont
loin d’être passifs, une certaine violence symbolique les cantonne parfois à
être tenus hors du processus de décision réel. . Ceux-ci ont d’ailleurs pris
l’initiative de tenir des réunions informelles composées uniquement de TSP
(sans intervention des permanents), pour bénéficier d’un lieu où la position
des TSP pourrait être élaborée en toute autonomie.
Si les autres groupes spécifiques organisés par le syndicat disposent
généralement de permanents issus de leurs rangs, il est en revanche , exclu
pour un sans-papiers, sans détention du permis de travail, d’être salarié pour
organiser le comité. Pas question, non plus, de contrevenir aux positions
officielles de la CSC, comme revendiquer la « régularisation de tous les
sans-papiers », demande qui, si elle est chère aux TSP, reste inaudible
pour l’instance syndicale, qui craint qu’une telle mesure conduise à une
relance sauvage de l’immigration économique.
Notons toutefois que cette autonomie limitée semble assumée
en connaissance de cause par les TSP du collectif. Nombre de ses membres ont,
en effet, été confrontés à une série d’échecs, notamment dans des organisations
prônant une forte indépendance. Ceci les a conduits à faire le choix qui
n’allait pas forcément de soi, à savoir investir une structure institutionnelle
pour faire avancer leurs revendications. Cela ne signifie pas pour autant que
les sans-papiers aient renoncé à leur autonomie et à la maitrise de leur agenda,
mais que cette question constitue un enjeu de lutte en soi. Ceci révèle, selon
nous, tout le pragmatisme du comité des TSP, et une véritable intelligence
stratégique dans leur combat pour l’égalité.
Conclusions :
visibilité et reconnaissance sociale
« Il y a vingt ans, nous
n’avions pas beaucoup moins d’immigrés. Mais ils portaient un autre nom :
ils s’appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement, ouvriers. L’immigré
d’aujourd’hui, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu
la forme politique de son identité et de son altérité ».
Cette citation de Jacques Rancière nous rappelle ô combien l’identité
sociale du « travailleur » des années 70 prévalait sur celle
« d’étranger ». Mais la « fermeture théorique des
frontières » et le durcissement de l’accès au territoire sont parvenus à déconnecter
l’image de l’immigré de sa fonction sociale. L’ouvrier immigré d’hier est
désormais considéré depuis sa condition illégalisée, sans cesse renvoyé à son
illégitimité à être là où il est. Impossible dès lors de ne pas penser la
création du comité comme une tentative de réimposer une identité sociale
par-dessus leur (absence d’) identité juridique de sans-papiers. Par ce
geste, les TSP se défont d’une identité négative, assignée par l’État et l’opinion, afin
d’échapper à cette figure du « délinquant ».
Ce faisant, ils s’inscrivent dans une
tentative de sortie de l’ombre à laquelle les cantonne leur statut de
« clandestin ». Nous voyons ainsi combien la visibilité des TSP, en
plus d’être l’effet premier de leur mobilisation syndicale, est un enjeu
politique à part entière. Il concerne, en effet, autant la condition précaire
de travailleur « sans-papiers » que sa condition administrative. L’action
au sein du syndicat, tout en constituant une assise légitime pour porter un
combat avant tout social, représente aussi l’outil de protection
institutionnelle pour parer les risques de la mobilisation (arrestations,
expulsions, etc.).
Enfin,
en associant leur « identité sociale » de travailleur et leur
étiquette de « sans-papiers» le comité met l’emphase sur un certain type
de rapport social dont ses membres sont « victimes » : celui de
l’exploitation des travailleurs immigrés rendue possible précisément par le
fait qu’ils sont « sans-papiers ». Partant, le comité explicite le
lien entre conditions de travail et situation administrative précaire.
Revendiquer l’amélioration des premières passera immanquablement par la régularisation
de la seconde. Ils déplacent ainsi le curseur de l’illégalité de leur condition
juridique vers l’illégalité des conditions de travail et des formes
d’exploitation auxquelles les TSP sont soumis.
Depuis la constitution d’un « espace de lutte multi-situé »[10], l’investissement de la figure
du « travailleur sans-papiers » ouvre en ce sens une « troisième
voie » qui échappe à l’opposition entre « clandestin » et image
victimaire souvent relayée par les associations de défense des étrangers. Cette
figure est bien politique, au sens où elle déjoue les catégories assignées par les
politiques migratoires et crée de la condition commune. En luttant pour leur
inclusion dans le syndicat, et leur intégration reconnue à la communauté de
travailleurs, les TSP réclament le droit à la visibilité et à l’engagement
démocratique dont ils ont été spoliés lors du passage d’une immigration en tant
qu’enjeu social lié au travail à une immigration en tant qu’enjeu politique lié
au contrôle des frontières.
[1] Etudié
par Ronald Inglehart, cet antagonisme désigne les oppositions nées de la
« révolution post-moderne », caractérisée par l’arrivée de nouvelles
demandes sociale qui ne seraient plus tant quantitative que qualitatives. Cela
s’est notamment manifesté par l’émergence des questions écologiques, des
revendications identitaires et sociétales et par celle des « nouveaux
mouvements sociaux » dans les sociétés post-industrielles.
[2]
Sur le sujet, lire G. Mauzé, « Le choix du Capital » et « Le
défi des syndicats », consacré au rapport des camps sociaux à l’égard de
la question migratoire, publiés dans le n° 94 de Politique - Revue de débats,
94, Mars - Avril 2016.
[3]
E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la
délocalisation sur placeé, dans E. Balibar, M. Chemillier Gendreau, J.
Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-papiers, l’archaïsme
fatal, Paris, La Découverte, 1999.
[4] A. Réa et N. Ben Mohammed,
« Politique multiculturelle et modes de citoyenneté à Bruxelles, Chapitre
II : Les syndicats et les immigrés », p.34, Recherche effectuée à la
demande de la Région de Bruxelles-Capitale, Rapport Final, Novembre 2000.
[5]
L. Matthieu, « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle
et compréhensive », in S. Cadiou, S. Dechezelle, A. Roger, (dir.), « Passer à l’action : les mobilisations émergentes »,
Paris, L'Harmattan, 2007.
[6] Voir à ce sujet M. Alaluf. & R. De Schutter, « La régularisation des travailleurs
clandestins (1974-2002) » in S. Bellal, T.
Berns, F. Cantelli & J. Faniel, « Syndicats et société civile : des
liens à (re)découvrir », Labor, Bruxelles,
2003, pp. 93-102.
[7] A. Hajjat, « Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et
libération. » in A. Boubecker, « Histoire
politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008”, Ed.
Amsterdam, 2008.
[8]« La CSC Bruxelles se mobilise pour les
droits des travailleurs sans-papiers», Belga, 12
octobre 2015
[9]Sondage réalisé par le bureau d'étude IVOV
pour RTLinfo et la Dernière Heure, 26 et 27 août 2015
[10] C. Lecadet, , “Grévistes sans-papiers et migrants expulsés
vers le Mali: dialectique du visible et de l’invisible dans les formes inédites
de luttes sociales”, pp. 18-28, Migrinter, N°4, 2009
jeudi 16 juin 2016
Vidéo - Table ronde "Les réfugiés: enjeux multiples" - 26 avril 2016 - UMons
Chers amis,
Vous trouverez ci-dessous le lien vidéo de la table ronde "Les réfugiés : enjeux multiples" qui s'est tenue à l'Ecole des Sciences Humaines et Sociales de l'UMons le 26 avril 2016.
Intervenants:
- Youri Lou Vertongen (CRESPO/MLS)
- Rabbiah Benkh (JSP)
- Hayssam Safar (UMons)
- Barbara Mourin (Picardie Laïcque)
lundi 13 juin 2016
Vidéo - Séminaire MLS - "L'impact des politiques d'accueil sur la santé mentale des migrants" Aurore Vermylen - Mamadou Bah
A l'occasion du dernier séminaire Migrations et Luttes Sociales, cycle 2015-2016, Aurore Vermylen (LAAP -UCL) est venue présenter ses recherches sur l'impact des politiques d'accueil sur la santé mentale des demandeurs d'asile, dans le contexte particulier de la "crise de l'accueil en 2015", recherche menée pour et par le centre de santé mentale "Ulysse".
La rencontre avait lieu le 12 mai 2016, à 17h, dans les locaux de l'Université libre de Bruxelles
La présentation était discutée par Mamadou Bah, militant au CADTM.
Retrouvez l'intégralité du séminaire en vidéo en cliquant sur le lien suivant: https://www.youtube.com/watch?v=TFljlO81E70&feature=youtu.be
MLS
La rencontre avait lieu le 12 mai 2016, à 17h, dans les locaux de l'Université libre de Bruxelles
La présentation était discutée par Mamadou Bah, militant au CADTM.
Retrouvez l'intégralité du séminaire en vidéo en cliquant sur le lien suivant: https://www.youtube.com/watch?v=TFljlO81E70&feature=youtu.be
MLS
samedi 28 mai 2016
La ‘jungle’ de calais ou le coût humain des politiques migratoires - Briké Xavier & Vermylen Aurore
BRIKE Xavier, VERMYLEN Aurore, « La ‘jungle’ de calais ou le coût humain des politiques migratoires », in Revue En Question. Analyser pour s’engager, trimestriel du Centre Avec n°117, avril, mai, juin 2016, pp.5-10
La jungle de Calais ou le coût humain des politiques migratoires
Aurore Vermylen et
Xavier Briké, anthropologues au Laboratoire d’anthropologie prospective
(LAAP-UCL), membres du collectif Migrations et Luttes Sociales.
Brève histoire d’un camp auto-établi
Le lundi 29 février 2016, à
Calais, les forces de l’ordre ont entamé la destruction du plus vaste campement
d’exilés de France, rendue valide par le
Tribunal administratif de Lille[1].
Dès les premiers moments, elles n’ont pas hésité à utiliser les grands
moyens : autopompes et utilisation intempestive des matraques. Les
fourgons policiers se comptaient par dizaines pour former, pare-chocs contre
pare-chocs une frontière tout autour de cette vaste « ville à côté de la
ville » érigée à partir de matériaux de récupération en tous genres.
Depuis plusieurs mois, le bidonville était devenu un espace où s’étaient
sédentarisés, à défaut d’autres possibles, plus de six milles enfants, femmes
et hommes fuyant les guerres et l’angoisse quotidienne. Ce lundi-là, les
équipes de la préfecture accompagnaient les troupes de policiers. Ils s’en prenaient
aux tentes et autres logements de fortune pour les rendre inemployables, avant
que les débris ne soient emportés par les bulldozers. Les journalistes étaient tenus
à l’écart. Les responsables politiques, parmi lesquels le ministre de
l’intérieur, Bernard Cazeneuve, ont annoncé un démantèlement respectueux des
personnes migrantes. Ces propos sournois évoquaient même une motivation
humanitaire. Mais les réalités, sur le terrain, étaient toutes autres :
les enfants étaient touchés, sans différenciation, par les pluies de
projectiles chargés de gaz lacrymogènes. Les habitants du campement ont parfois
été sortis de leurs abris par les forces de police, qui n’hésitaient pas à
procéder, sur le champ, à des interpellations. Au fil des jours, des personnes
exilées ont poursuivi leurs protestations pacifiques en se cousant
littéralement les lèvres, en entamant une
grève de la faim ou encore en brandissant des écriteaux appelant au
respect.
Une minorité des habitants de la
jungle ont été relogés dans ces « centres d’accueil et d’orientation »
ou dans une partie du campement. Plusieurs containers ont été empilés dans un
vaste enclos grillagé, où depuis, quelques habitants de la jungle ont été
réinstallés. Ils font office d’habitation. Mais leurs allées et venues sont
soigneusement contrôlées - en un seul
point d’entrée - par un portillon de
sécurité. Et surtout, la grande majorité de ces exilés n’ont pas eu la possibilité
d’être ainsi relogés. La majorité d’entre eux devront, comme toujours, se réorganiser
autrement, ailleurs et par leurs propres moyens, dans d’autres non-lieux (Augé :
1992) où les conditions de vie seront probablement plus précaires. Car le
démantèlement de cette jungle-ci n’empêchera pas d’autres campements
auto-établis de se reconstruire.
La présence des personnes
migrantes dans les Hauts-de-France n’est de fait pas récente. Elle s’inscrit
dans une histoire plus longue: de 1999 à 2002, un centre d'accueil a vu le
jour à Sangatte afin d’accueillir les réfugiés qui attendent de se rendre en
Angleterre. Depuis lors, les campements et les squats se sont faits et
défaits au gré des expulsions policières. De temps à autres, une salle
s’ouvrait pour loger prioritairement les enfants et les femmes lors des vagues
hivernales. Mais ces initiatives étaient de courte durée. Les politiques
prônant l’inconfort des personnes migrantes et leur déshumanisation sont
pourtant restées courantes. Depuis lors, les exilés ont continué à affluer vers
la ville portuaire. Leur nombre n’a cessé d’augmenter au vu des mesures de
blocage mises en place pour rendre inaccessibles les passages
« clandestins » vers l’Angleterre. Depuis plus de quinze ans, ces
hommes et femmes ont été contraints d’habiter la rue ou dans différents lieux
de relégation de la ville, dans la jungle, les dunes ou encore dans des
squats, et ce dans des conditions de vie extrêmement précaires. En juin 2014,
deux mille personnes migrantes ont été expulsées sur ordre des autorités
locales. Il aura fallu plusieurs semaines pour récolter les bâches et
couvertures nécessaires à protéger toutes les personnes du froid et de la
pluie. Le 10 avril 2015, le centre d'accueil Jules Ferry ouvrait ses portes à
plusieurs kilomètres du centre-ville, mais seuls les plus fragiles bénéficiaient
du toit, comme par exemple les femmes et leurs enfants. Les autorités toléraient
alors l’établissement de la jungle, détruite partiellement aujourd’hui, en laissant
entendre que les campements de fortune ne dérangeraient plus en ce lieu situé
loin des regards.
Lieu de (dés)espoirs sur une route de l’exil déjà épineuse
Ce lieu-frontière constitue la
porte de sortie du territoire « Schengen » où s’appliquent les
politiques migratoires votées au sein de l’Union Européenne. De nombreuses
personnes présentes dans ces campements informels de la région des
Hauts-de-France ont derrière elles un parcours migratoire dense, où les
différentes étapes sont marquées par le primat du contrôle sur le respect des
droits fondamentaux. Elles nous confient, sans retenue, les expériences
déshumanisantes de leurs chemins d’exil. Souvent, elles mettent en avant les
parcours « des autres », de leurs compagnons de voyage. Mais au
travers d’une altérité construite, c’est en fait leur propre vécu, leur propre
survie qu’elles nous confient. Elles nous communiquent qu’elles ont fait les frais
des politiques sécuritaires de plus en plus accrues pour entrer sur le
territoire européen : certains ont connu la traversée mortifère de la mer
méditerranée sur des bateaux de fortunes ou ont subi les violences policières
sur les routes migratoires. Elles nous disent qu’elles ont fait les frais de la
pénalisation croissante du franchissement illégal des frontières au sein de
l’Union. Qu’elles ont été contraintes de laisser leurs empreintes dès leurs
premiers pas sur le sol européen, ce qui leur interdit de pouvoir demander
l’asile par la suite, dans un autre pays signataire du règlement de Dublin III.
Certaines de ces personnes ont vécu l’enfermement sans avoir commis le moindre
délit ; elles ont connu l’appréhension de l’arrestation, de ne pas être
comprises ni entendues pour ce qu’elles étaient. D’autres encore ont fait les
frais des politiques de tris entre les « bons » et les
« mauvais » migrants qui demandent aux « candidats
réfugiés » de décrire leurs parcours de vie pour prendre la décision de
les expulser ou leur donner la possibilité d’obtenir l’asile. Elles ont
longtemps espéré, sans que ça n’arrive jamais, voir les procédures de
régularisation ou d’asile aboutir, obtenir sur papier une reconnaissance et une
protection, en finir avec cette vie de misère, de caches et d’histoires
inventées pour correspondre au « profil » attendu. D’autres encore
bénéficient déjà du statut de réfugié mais n’ont d’autre choix que de demeurer
dans le camp, faute de travail et de possibilité de se payer un logement
salubre. D’ailleurs, la plupart des personnes vivant dans le campement
réunissent les conditions pour obtenir le statut de réfugié.
A Calais, l’individu se perçoit
comme étant arraché aux siens, en rupture avec un environnement qui lui assigne
une place, des rôles, un sens construit et partagé. Akram se présente comme
homme d’affaires, diplômé de l’université de Damas :
« Je suis Syrien, ni
opposant, ni soutenant du pouvoir des Assad. J’ai fui le bain de sang d’une
guerre civile sans fin. Les bombardements et les tirs constants m’ont poussé à
quitter mon travail et mon pays. En
Syrie, nous vivons une situation terrible. Nous croyons mourir à chaque
instant. Je suis à Calais depuis dix-huit jours. Mes enfants et ma femme sont
dans un camp, en Jordanie. Moi, je suis passé par le Liban, la Turquie et puis
l’Italie. J’ai marché et voyagé dans les camions pour arriver ici. Je ne sais
que faire. C’est difficile de passer dans les bateaux. Je vais peut-être aller
en Suède, en passant par l’Allemagne. Mon voyage a duré quatre mois et je n’ai
plus de nouvelles de ma famille. »
Son visage est marqué par le
froid et l’épuisement. Tout comme celui de ses compagnons de fortune, prêts au
départ pour l’Angleterre. La plupart d’entre eux éprouvent de nombreuses
douleurs physiques : lésions corporelles, membres fracturés. Ce sont les
conséquences de longues marches effectuées durant leurs parcours et de chutes
qu’ils subissent continuellement en tentant d’intégrer les camions de
marchandises pour traverser la Manche. Aussi, ils font l’objet de violences
régulières de la part d’agents de la police ou de la sécurité portuaire qui
quelquefois cherchent à spolier sans ménagement les aspirants au voyage. Après les tentatives de
passage perpétrées de nuit, de nombreuses personnes reviennent blessées.
Il s’agit parfois de heurts entre migrants, mais bien souvent, ils ont été
l’objet de brutalités de la part de policiers ou des agents de la sécurité
portuaire.
« Les gardiens du port
sont beaucoup plus dangereux. Souvent la police nous laisse partir. La nuit
passée, un policier m’a même fait une petite tape amicale sur l’épaule. Mais
eux ils ne nous lâchent pas sans nous frapper. Mon ami a eu une jambe cassée
par les coups. »
Les habitants de la jungle
possèdent tous un téléphone mobile. Ils communiquent constamment d’un bout à
l’autre de la ville ou reçoivent le message d’un ami arrivé en Angleterre.
Suite aux appels téléphoniques, de petits groupes de deux ou trois hommes
quittent le campement. Une occasion se présente. Souvent à deux, parfois à
trois, ils quittent à la hâte le campement pour rejoindre une connaissance dans
un squat. Mais dans la plupart des cas,
ils se dirigent vers la porte du tunnel de l’Eurostar pour tenter coûte
que coûte le voyage sous la manche. Les occupants du camp arrivent et partent
journellement, au gré des opportunités ou des contraintes lors des nombreuses
expulsions policières, la survie est la règle.
Toutes ces personnes, pour autant,
ne tenteront pas la traversée de la Manche. Plusieurs d’entre elles nous
relatent leur profond désespoir et le souhait de s’y installer durablement, et
ce, malgré les conditions de vie dégradantes. Les personnes migrantes
rencontrées à Calais abordent couramment des situations de rejet, d’humiliation.
Elles sont confrontées à ces iniquités tout au long de leur voyage. Elles
vivent ces expériences différemment « en
nature et en degré, en ce sens qu’elles sont un oubli de soi volontaire dans un
univers fondé sur une violence symbolique continuelle » (Laacher :
2007)[2],
palpable au « local » dans les échanges relationnels avec les
Calaisiens, mais également entre pairs d’un même projet migratoire.
Un démantèlement au service d’une déshumanisation croissante
Ces derniers mois, les médias
ont, davantage que par le passé pointé du doigt le bidonville du pays des
Chtis. Les nombreux décès - toujours
poignants - lors des tentatives de
traversée de la Manche, la sécurisation accrue de la frontière
franco-britannique et les tensions entre les migrants et certains habitants de
la région ont été relayés. En validant le démantèlement de la jungle
calaisienne, le Tribunal administratif de Lille a joué de l’image du mauvais
migrant, potentiellement dangereux, relayé par certains médias et faisant le
fonds de commerce des partis nationalistes. Or, l’augmentation du harcèlement
mené à Calais par la police, avec le concours des autorités préfectorales et
municipales pour les expulsions des lieux de vie, provoque un accroissement de
la prise de risque, des tensions accrues pour le contrôle des lieux de passage
les plus intéressants, une augmentation des tarifs de passage et du recours à
des solutions plus rapides et plus coûteuses pour ceux qui en ont les moyens
financiers.
C’est un pas
de plus vers une déshumanisation des exilés qui a été opéré ce lundi 29 février
à Calais.
C’est un déni de l’homme qui, « entrepreneur de soi en exil »
(Martiniello, Mazzocchetti, Rea : 2013)[3], a,
au fil des mois, contribué à faire de la jungle calaisienne, un lieu de vie
pour ces habitants des marges. Car la jungle est aussi et surtout un espace de
(sur)vie, certes précaire, mais le plus adapté qu’il puisse être dans ce
contexte de politiques de rejet et d’exclusion du migrants. Perpétuellement,
des églises, des mosquées, des écoles, des bibliothèques, des salles
informatiques, des théâtres et autres commerces sont construits aux côté des
habitations de ces hommes, femmes et enfants qui sont encore à la recherche
d’un lieu de vie un tant soit peu confortable le temps de. La
destruction de la jungle calaisienne est en cela dramatique que ce lieu de
passage était bel et bien devenu un lieu de vie, avec ses nombreux bricolages,
certes, mais aussi ses lieux de métissages culturels et de démocraties
repensées. En d’autres termes, les solidarités qui s’y sont développées apportent,
sans conteste, davantage de dignité aux personnes, dont l’errance et la violence
avaient jusque-là pesé sur leurs corps et leurs âmes.
L’existence de ces hors-lieux invisibles de l’exil, de ces vies
humaines suspendues aux frontières, doit être évoquée. La jungle de calais
n’est pas un cas unique. En effet, leurs nombres et leurs tailles ne cessent de
croître, dans le monde mais aussi en Europe. Ces lieux de la marge ne peuvent
rester invisibles, car les droits humains y sont bafoués et les garanties
démocratiques y manquent. Les dynamiques de précarisation résultant des politiques
de mise à l’écart y sont violentes : difficultés quotidiennes liées à la
ghettoïsation, peur quotidienne des policiers, inertie des parcours de vie,
perte des perspectives d’avenir.
L’anthropologue Michel Agier
nomme ce campement établi de « bidonville d’Etat », car il témoigne
des conséquences désastreuses du non
accueil des personnes qui, sur les routes de l’exil, subissent les
contraintes des options politiques, dont l’État s’obstine, sous les plumes de
ses hauts dirigeants, à signer et à renouveler dans un profond déni de
l’humain, qui toujours et encore, poursuit sa quête de lendemains qui chantent.
Cette « ville à côté de la ville » est une conséquence de ces
politiques migratoires de plus en plus excluantes. Son anéantissement, considéré
comme humanitaire, n’est de fait pas une réponse, mais un pas de plus vers une
déshumanisation. Et si, au lieu de criminaliser sans cesse ses habitants, il ne
faudrait pas mieux de soutenir ces campements auto-établis, ses initiatives de
vie dans les lieux de la marge ?
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