Asma, Asma !1
Des réfugiés syriens traversent l'Europe,
marchant vers l'Allemagne qui vient d'ouvrir sa frontière...
pour Fouad, vitime de délit de solidarité,
pour Adam, poursuivant l'exil, et
pour le Presidio en exil...
Ceci est une contribution spontanée à l'expérience
de la lutte menée sur le Presidio
permanente No Border en soutien et aux côtés des
« migrants » bloqués à la frontière Vintimille-Menton
par les contrôles policiers français, et italiens en amont de la
frontière. Elle a été diffusé et repris à plusieurs reprises. Au
début du mois d'octobre ou j'y mets la dernière main, le Presidio
vient d'être détruit et expulsé par la police italienne. Écrite
au retour d'un mois de présence, elle n'est pas une communication du
camp, mais la tentative de retranscrire par le prisme de ma
subjectivité, avant tout par le réseau de ma mémoire, un peu de
son expérience. Expérience qui ne m'appartient pas, bien au
contraire, mais qui aura été constituée de dialogues, de
confrontation et de partages, à la frontière et ailleurs. Il y est
question de l'histoire à faire du camp lui-même, et de l'exode que
vivent les centaines de milliers de réfugiés qui quittent le
Soudan, l’Érythrée, l'Afghanistan, la Libye... pour gagner
l'Europe.
Quelle est la finalité de ce texte ? Avant tout
pouvoir pendre du recul, faire un retour sur ce camp et ce qui s'y
vit. Et puis répondre, peut-être un peu tard, à des demandes de
faire son histoire, de faire l'histoire de cette « lutte »
– en l'occurrence demandes de camarades français ayant besoin de
savoir où ils mettaient les pieds pour pouvoir rejoindre le
Presidio. J'ai imaginé
ce texte comme un retour et une proposition humblement
programmatique : désigner certaines questions qui pourraient
être approfondies, afin de comprendre, et de se situer au plus juste
par rapport aux « questions migratoires », à l'enjeu
politique sans doute le plus urgent et le plus déterminant, avec la
question de la dette, de l'Europe actuelle2.
Ce texte pour se demander : quelle guerre se mène, et comment
en occuper le champ de bataille ?
NB : pour des raisons de sécurité, certaines
informations avaient été remplacées par des astérisques.
*
Écouter,
raconter. « You have to
tell them »
Rapidement, je me suis dit qu'il fallait proposer aux « migrants »3
de faire des interviews pour sauver leur parole : pour
l'arracher à sa condition volatile et éphémère, et lui permettre
d'être retenue et de pouvoir faire histoire. Sinon la lutte va
encore être racontée par les blancs4
(et moi y compris), au passé, comme suivant une ligne continue
passant par différents repères chronologiques identifiables. On
voit bien que sur le camp, au grès des arrivées, des départs et
des retours, ce qui se joue, c'est une infinité de processus
minoritaires : ce sont des désirs de partir et de se retrouver
quelque part, des frères et des amis que l'on retrouve, des
rencontres qui infléchissent un destin. Ce sont des choses mises en
partage, des tables de rupture de Ramadan déballées à même les
rochers, débordantes malgré l'urgence. Ce sont aussi, avant tout,
des préoccupations très pragmatiques : le partage d'infos
juridiques et de conseils élémentaires. À Vintimille : ne pas
prendre le train vers la France, systématiquement contrôlé. Mais
tout part bien souvent d'une histoire de traversée
Soudan-Tchad-Lybie puis le bateau vers l'Italie, ou
Erythrée-Egypte-Lybie-Italie, ou encore en provenance de Syrie ou
d'Afghanistan. Et puis aux débuts du camp, des tentatives vers Nice
et des retours à la frontière, vers Paris, puis retour à la
frontière, Calais, puis retour à la frontière, des histoires dont
tout le monde finit par rigoler ! Un texte écrit depuis le
Presidio disait à ce propos :
la voix du principal protagoniste de ces rochers manque.
Certains d'entre eux ont été interviewés à la télévision,
quelques minutes pour attraper un slogan et une histoire qui
terminera peut-être sur un site web. Même avec les meilleures
intentions, il est difficile de rendre spéciales des histoires qu'en
réalité nous avons déjà entendu et lu des dizaines de fois,
semblables à beaucoup d'autres. Une répétition qui menace
d'anesthésier. Et pourtant, cela vaut la peine d’essayer.5
À un certain moment, cela devient difficile de se retrouver soi, au
milieu de tant d'histoire, de ces présences qui se produisent aussi
depuis l'absence, l'absence de la famille restée au pays, des amis
ou de la fiancée déjà « arrivés » en Angleterre ou en
Suède, ou encore celles et ceux qui sont morts pendant la traversée,
ou bien victimes de « bavures » policières à Calais.
Tout en respectant ce sentiment de perte au milieu d'un tel tissage
d'histoires, un certain recul et un travail politique pourraient
permettre de se faire présent aux récits, à cette histoire. À la
fois, permettre à la voix de ce « protagoniste » qui
manque de gagner une place d'où elle pourra faire histoire, une
histoire faite de tuyaux pour passer, de rencontres, de violence et
d'organisation collective face aux murs de l'Europe-forteresse. Et
puis : comment peut-on comprendre tout à la fois la
« situation » globale et la situation propre aux migrants
eux-mêmes, quelle analyse pourrait-on construire pour saisir ce qui
se joue dans cette parole, comment elle est produite, et quelle peut
être sa visée politique, vers son effectivité...
Je citerais l'exemple d'un entretien que j'ai fait sur l'histoire du
camp avec trois amis soudanais. Il y avait quelque chose de maladroit
dans ma manière d'amener les choses, dû en partie au fait que cette
préoccupation provenait de ma propre intention, et que, pour le dire
crûment, faire raconter aux personnes concernées elles-mêmes
l'histoire qu'ils vivent reste une chose différente de la
possibilité de construire ensemble l'espace d'une énonciation
politique, où les initiatives se partagent. Il fallait pourtant le
tenter pour s'en rendre compte. À un certain moment, mon intention a
rencontrée la leur, et l'entretien a permis, voire est devenu –
même pour quelques minutes – quelque chose de différent : le
lieu d'une revendication, qui avant tout cherchait à énoncer, à
faire entendre un problème très concret :
- The European Union, they decided to take the migrants. Take them to
Sweden, Germany, different countries. But... it takes long time.
- You mean, they decided, but now...
- Yes they decided, but they didn't start the program. My friends,
they decide to go by themselves. Yes, most of them in England, my
friend in England. Yes, they cross the border. They went to France,
they went to Calais. And now they are in England, the others in
Sweden, they went by Germany, to Sweden, my friend in Norway, in
Germany. Me, I am here, you know. I didn't go because... no money.
- The others, they have money ?
- They have money. They have family in the countries.
...
- (traduisant ce qu'un autre lui dit en arabe:) He asks me :
« You have to tell European Union... to tell them, I haven't
money ! European Union... Where is it ? »6
Aussi je voudrais proposer de poursuivre depuis ce qu'exprime le
texte italien qui me paraît très juste, et demander : quels
dispositifs inventer qui puissent cartographier l'histoire de ce camp
et l'histoire de ces « flux migratoires » ? En même
temps, et avant tout peut-être : comment repartir de
l'expérience, et aussi de l'invention politique, donc des
préoccupations très concrètes de ces explorateurs (il y a des
mouvements de sans-papiers qui se définissent comme ça, et des
« migrants » qui ont trouvé en quelque sorte le moyen de
découvrir l'Europe, baladés de ville en ville – ceci bien sûr
sans vouloir faire oublier toute la violence qui se produit là. Mais
justement, cela pose la question de savoir qui doit dire cette
violence et comment...) ? Je me dis que cette histoire doit être
faite au niveau de l'extrême distance des études démographiques,
économiques etc produites sur les migrations, autant que depuis les
récits des migrants. Elle pourrait nous conduire à repenser la
manière dont nous concevons la temporalité d'une lutte, et nous
pose la question de l'utilité de l’histoire et du récit.7
*
Écouter, traduire, attendre : « Tomorow
I'm leaving ».
Il y aurait donc une dimension pragmatique à cette production de
récit : à quoi peut bien servir un lieu d'énonciation, quel
est l'intérêt pour un migrant à raconter, à produire cette
parole ? Il faudrait penser un niveau d'adresse politique :
« Va dire aux institutions de ton pays que l'on a besoin que
les mots soient suivis d'effets concrets. »8,
et mets-toi à l'écoute de cette requête, toi qui vient soutenir.
Mets toi à l'écoute avant tout des besoins, comprends les, et, à
partir de là, tu pourras savoir quoi faire. Et puis des manières de
faire. Il y a eu une assemblée très belle durant laquelle les
camarades italiens venaient annoncer des rumeurs de déplacement des
« migrants » depuis le centre d'hébergement de la
croix-rouge9
vers Milan. Face à une rumeur colportée par la police elle-même,
les camarades soudanais ont remis le camp sur ses pieds en deux
phrases : « Wether those rumors are true or false, we
have to tell all the people outside that they are welcome here. And
now, we have to organise how getting them to here. ».
Pragmatisme, signifiant : « Actions speak louder than
words ».
Comment se produit et se transforme la présence blanche, en soutien
sur le camp ? Pour moi, il y a à ne pas renoncer à son propre
sentiment là : en arrivant, on se sent perdu. S'asseoir,
écouter, s'asseoir, écouter. S'asseoir, écouter, encore. C'est là
que nous mêmes, soutiens, on apprend : on apprend que la
politique à ce niveau, c'est se mettre à l'écoute, se rendre
présent à des problèmes concrets. La frontière, les migrants
savent la traverser mieux que nous, mais : que faire ensuite. Où
veux-tu aller ? Pour aller à Paris, peut-être qu'éviter la
voie Nice Cannes Marseille peut être un bon calcul. Par où passer
alors ? À *** par exemple. Quels contacts peut-on essayer
d'établir là ? Où est-ce judicieux de déposer la demande
d'asile ? Parfois, il s'agit de transmettre des informations que
les migrants ont eux-mêmes établies et vérifiées, mais dont la
transmission n'est pas toujours fluide : Comment ? Où ça ?
Quand ? Un intérêt pratique en somme, et immédiat : la
plupart sur le camp « partent demain », et la politique
dès lors se limite à une présence à des besoins, du moins la
communauté qui se produit n'existe parfois que durant une seule de
ces journées interminables et ces nuits insomniaques. Sur les coups
de *, * heure, 3, 4, 15 peut-être d'entre eux prendront la route et
passeront en France, Inch'allah.
Il y a donc un pragmatisme qui nous fait être présent au besoin de
renseignement et aux nécessités du camp, nourriture, couchage...
de même que se confronter au problème concret de la frontière :
la France doit l'ouvrir, et les soutiens, un mouvement de soutien en
France, tel que depuis le Presidio on tente de le susciter et
de le rejoindre, doit se battre pour la faire traverser, la faire
ouvrir et stopper les contrôles dans la région PACA et les
reconductions à la frontière italienne (rappelons que les autres
frontières avec l'Italie sont « ouvertes »). Ça en
devient très concret de lutter contre cette frontière, et c'est
d'ailleurs une des raisons qui pousse certains des migrants à
rester, en solidarité, pour organiser et transmettre aux migrants
qui arrivent sur le camp. Temporalité exilaire éclatée donc, en
négociation constante avec les soubresauts de la gestion globale
européenne, temporalité composée des centaines d'anecdotes de nos
experts ad hoc en passage de frontière, des projets tous plus
fous, qui vont tous plus loin les uns que les autres, l'épuisement
et les rencontres qui convainquent de rester au moins pour une
semaine de plus, ou les nouvelles qui motivent certains déjà
« arrivés » ici ou là, jamais que un peu plus loin,
à revenir sur le camp...
*
Critique de l'économie politique de la frontière.
Ouvrir la frontière, et donc faire cesser le manège de la police
française qui ramène en Italie les « migrants »,
personnes que la police italienne est censée alors « accepter »,
ce dont les autorités ne font de toutes façons pas vraiment cas.
Pourquoi, ou plutôt : comment les reconduit-elle ? En
prouvant – ou en ne prouvant pas car ne pouvant pas prouver – que
les personnes en question sont entrées dans l'espace Schengen par
l'Italie. Comme l'affirmait le 15 juin dernier Bernard Cazeneuve,
ministre de l'intérieur :
Que se passe-t-il à
Vintimille ? Il y a la nécessité de faire respecter les règles
de Schengen et de Dublin. Quelles sont ces règles ? Lorsque des
migrants arrivent en France, qu’ils sont passés par l’Italie et
qu’ils ont été enregistrés en Italie, le droit européen
implique qu’ils soient réadmis en Italie.
Prouver leur « enregistrement » est chose facile s'il a
été effectué, si leurs empreintes ont été prises par les
autorités italiennes et intégrées au fichier européen Eurodac.
Seulement, nombreux et nombreuses l'ont refusé, parfois au cours de
scènes de résistance quasi émeutières dans les centres
d'enregistrement, ou en se faufilant10.
Pourtant le ticket de caisse d'un café suffit à la police française
pour « prouver » l'entrée par l'Italie et expulser, même
si au fond ça ne change rien car même en l'absence de telles
« preuves », les migrants peuvent être remis aux
autorités italiennes. Il y aurait à penser cette technique de
production du « migrant clandestin » et de sa figure
publique, politique et médiatique, analyser sa propre illégalité.
Illégale, elle l'est ne serait-ce que parce qu'elle s'effectue au
moyen de contrôles ciblés par des critères discriminants, la
couleur de la peau, l'aspect, parlent-ils français, avec quelle
aisance, avec quel accent ? (dans le train Breil/Roya-Nice, une
personne noire, la quarantaine, costume, valise, en face une famille
possiblement d'origine comorienne, habillée détente, sans bagage.
La gendarmerie continue son chemin. Dans le train Ventimiglia-Nice,
un petit groupe de soudanais avec sac à dos. La gendarmerie opère
les contrôles. Plus loin, deux afghans cachés sous un siège, des
voyageurs consciencieux vont jusqu'à l'indiquer à la police).
Il y a une analyse en termes de race et de technologies racistes à
poursuivre, analyse qui nous ramène toujours à une question de
classe. Lutter contre les politiques globales et la gestion de
l'Union européenne, cela implique de comprendre les ressorts
invoqués – la menace de la menace populiste notamment11
– et les technologies concrètes. Comme quoi la question de classe
revient, autant du côté des « migrants », comme exprimé
dans l'entretien cité plus haut, que de la réaction, qu'il
s'agirait de ne pas isoler de ses conditions de productions : si
les incendies de centre d'hébergement en Allemagne sont le fait de
groupes xénophobes organisés, les contrôles procèdent de
décisions politiques, de l'application de technologies policières,
pour lesquelles d'ailleurs la France a déjà été condamnée :
les contrôles au faciès12.
Une manière de se poser la question, de produire des outils pour
comprendre les situations migratoires et les tentatives de l'Europe
de les refouler pourrait partir de l'expérience même des personnes
et de leur destin subsumés sous l'appellation de « migrants »
pris dans les « flux migratoires »13
.
Comment cette analyse des contrôles en termes de technologie raciste
a-t-elle pu être produite ? Sur le Presidio, un appel a
été écrit en juillet depuis la rencontre et le partage de
l'expérience entre migrants et soutiens subissant le racisme. Les
migrants ont pu produire une analyse des contrôles à la frontière
comme des contrôles au faciès, soit une politique raciste qui
permet de réguler les flux migratoires – de tenter de réguler, et
par là d'administrer une violence discrétionnaire sur les candidats
à l'exil, éternelle armée de réserve du capital14.
Partant, il y aurait aussi à fonder une analyse politique de
l'espace européen tel qu'il est produit par les contrôles et la
gestion « commune » des migrants. Penser les frontières
de Schengen : bien sûr, comment la libre circulation ne sera
jamais que celle des blancs, a fortiori « avec » papiers,
à l'encontre du droit à la migration. Mais également comment il se
reconfigure comme un rapport d'inégalité entre son Sud, Grèce,
Italie, Espagne, qui « accueillent » les migrants, et son
Nord, quand France, Angleterre, Autriche et Allemagne bloquent les
migrants, pourtant non-enregistrés en Italie, en organisant des
contrôles aux frontières. Les frontières de Schengen cet été
semblent s'être établies à la gare de Rome et de Milan, ou la
police italienne contrôle afin d'éloigner, puis à Brennero
(frontière Italie-Autriche) et Ventimiglia. Mais la France, si elle
est le « Nord » de l'Italie, est aussi le « Sud »
de l'Angleterre qui bloque sa propre frontière à la sortie du
tunnel sous la Manche15.
Nous sommes le 27 août 2015. « L'afflux » de réfugiés
a été reconnu par Angela Merkel comme le problème le plus
important auquel doit faire face l'Union européenne, avec la « dette
grecque ». Pour qui essaye de se tenir aux côtés des migrants
à Vintimille ou à Calais, la situation, la question ne se pose
plus : au-delà de la frontière à passer, des contrôles à
éviter et des formalités administratives auxquelles se conformer
pour demander l'asile, toutes ces galères, tous ces trajets et tous
ces récits composent une drôle d'histoire. Une histoire européenne
assurément, en tant que l'Europe n'aurait pas été l'Europe sans
migrations16,
et en tant que l'Europe elle-même ne peut plus continuer à être
« l'Europe » des « populistes » – soit un
territoire qui n'existe que depuis un passé mystifié, une image qui
fait passer le mensonge qui l'a motivée pour de l'authenticité et
qui confond sa nécessaire protection avec son intangibilité
– dès lors qu'en si grand nombre on vient y chercher refuge.
Face à
cette situation, il faudrait se demander comment on prend le relais
d'une politique humanitaire, et ce qu'une telle politique a à voir
avec le discours et la pratique des « démocraties »
européennes. C'est comme si le sens commun nous faisait spontanément
réclamer aux États une prise en charge « humaine » et
« digne » des migrants. Pour reconnecter avec ce que j'ai
essayé de poser précédemment, sans doute la dignité se gagnera
dans l'élaboration de leur propre autonomie... Or, en Italie
notamment, tout semble être géré selon le paradigme de
l'« emergenza »,
de l'urgence. Comme nous l'écrivions dans la traduction d'un appel
du Presidio au mois de juillet17,
affronter le problème, avant tout le penser et le poser dans les
termes de l'urgence contribue à en masquer les origines politiques :
l'urgence de la situation impliquerait qu'on ne puisse y réagir
qu'avec des solutions à court terme, qui ne peuvent prendre le temps
d'écouter les problèmes. De telles solutions, les solutions d'une
gestion étatique, n'auront d'autre choix que de viser une assistance
immédiate. Ne visant au fond que la protection de ce qui est déjà
là, cherchant toujours en traitant le problème à « défendre
la société », de telles réponses étatiques font
inévitablement usage de la force contre celles et ceux qui ne se
satisfont pas de telles « solutions ». Manière de dire
que la situation d'urgence est produite par les solutions d'urgence
qui y sont apportées. Comme ils l'ont répété dans divers
communiqués18,
les « migrants » ne sont pas le problème, le problème,
c'est la guerre et la misère qu'ils fuient. Le problème c'est
également la manière dont ils sont traités, dont on fait d'eux un
problème. Et puis, pour maintenir l'aller-retour avec un niveau
individuel, avec le niveau de l'expérience : on croirait, à
écouter de tels récits que les migrants arrivent sur les côtes
italiennes comme par magie, qu'ils y arrivent parce que l'Europe n'a
pas réussi à détruire les bateaux des « passeurs »19.
Dans ce régime d'urgence, comment les migrants sont-ils pris en
charge ? là où les autorités italiennes se produisent comme
subissant les décisions des autres pays européens qui bloquent
leurs frontières, ils s'appliquent pourtant à exercer une violence
analysée sur le Presidio comme « discrétionnaire » :
contrôles routiers sur le chemin de la frontière et surveillance à
la gare de Vintimille, déplacement plus au sud visant à éloigner
pour un temps de la frontière, et répression des gestes de
solidarité. Le maire de commune de Vintimille a interdit de
distribuer de la nourriture aux migrants et menacé de poursuites le
10 août l'association niçoise « Au cœur de l'espoir »,
et plusieurs militants du Presidio ont été arrêtés et ont
subi des interdictions de présence sur le territoire municipal (j'y
reviens plus loin dans le texte).
Dans le même temps, il revenait à la croix rouge d'organiser
l'« accueil » des migrants grâce à un centre
d'hébergement cogéré avec la mairie de Vintimille et la police.
Progressivement au cours du mois de juillet, cet espace s'est fermé
aux non-migrants et aux journalistes, et il est devenu le lieu de
dispositifs de contrôle : la sortie en a été interdite après
minuit, puis après 22h. Par ailleurs, chaque migrant qui y logeait
se voyait remettre un coupon d'entrée. À un certain moment, ils
étaient systématiquement enregistrés avec prises d'empreintes à
leur arrivée, et étaient signalés par un bracelet, mesure que la
Croce Rossa a abandonné face à l'afflux, peut-être aussi pour
détendre une situation qui a longtemps été « explosive »
(du fait du nombre important de migrant, de la médiocrité des
conditions d'accueil, et des tensions qui divisaient par pays
d'origine et confession). Actuellement, elle réserve ce traitement à
celles et ceux qui passaient une visite médicale.
*
Asma, asma : White man, listen !20
« Non
rimanere esposti al sole ! »
une bénévole de la Croce Rossa Italiana à un
« migrant » soudanais
« We want you to be perfectly aware of the
risks. »
entendu lors d'une assemblée sur le Presidio
Toute la question en revient à mon sens à celle de l'autonomie des
migrants, et des moyens qu'on invente pour qu'elle puisse exister.
S'il s'agit de critiquer la forme de police qu'incarne la croix
rouge, et l'effectivité de sa collaboration avec les forces de
police, comment le faire sans se ménager, en reposant constamment la
question de l'autonomie, de comment on y travaille et de ce que nous
en apprenons, de comment cela nous transforme ? Comment ne pas
se faire le relais de la gestion de crise étatique qui répond à
l'occidentale : avec une bonne conscience humanitaire (voire
chrétienne), et la volonté au fond de voir disparaître le
problème. Il est trop gros pour être balayé sous le tapis, reste à
savoir combien de temps celles et ceux qui sont pris dans les flux
vont devoir attendre que « l'Europe » prenne ses
responsabilités et cesse de réprimer et d'empêcher les
« migrants » d'avancer vers la destination qu'ils ont
choisi. Seulement tout marche ensemble : tout à la fois la
reconnaissance de ce qu'elle doit aux pays d'où les « migrants »
arrivent et sa responsabilité dans les conflits qu'ils fuient.
Dans un certain sens, le reste les « concerne ». Sur le
Presidio, l'expérience que j'ai pu faire est qu'on ne se
débarrasse pas par miracle de son ancienne peau. Qu'on s'organise
encore spontanément entre européens et qu'on fait ensuite remonter
aux africains, qu'il leur est demandé de prendre position par
rapport aux questions posées par les blancs. Qu'on apprend aussi,
mais lentement, et que le naturel reprend vite le dessus, ne
serait-ce que savoir dans quelle langue on parle, quelle possibilité
et attention on maintient à la traduction, et donc comment on permet
ou pas d'être rejoints. Qu'enfin subsiste une forme de
représentation, à la fois parler pour les autres et continuer de
coller à une image préexistante de soi-même, au premier plan ou
plus comme en embuscade, dès le moment où l'on s'organise. Voilà
ce que c'est que la continuité historique : que les choses
continue comme avant, que les « blancs » parlent et que
les « noirs » écoutent, ou fassent semblant d'écouter,
joue le jeu de cette représentation, présente des leaders,
s'excusent et remercient, mais derrière, s'organisent, sans les
blancs qui font souvent tout rater. Pourtant, comme ça a été écrit
depuis le Presidio, on est ici dans une sorte de laboratoire.
Comme s'il fallait faire cette expérience de politique encore
colonialiste, toujours paternaliste pour pouvoir faire tomber les
dernières illusions d'un anti-racisme idéalisé, d'un anti-racisme
qui ne se met pas à l'épreuve des autres, des sujets racisés.
Oui les militants blancs (qui sont largement majoritaires parmi les
soutiens) sont racistes, parce que les blancs sont racistes. Mais oui
aussi, sur le camp, un travail a commencé. Un travail fragile, qui
est soumis aux turn over des migrants aussi bien que des
militants. On a pas encore estimé le prix et la porté de ce qui,
peut-être, est en train de s'élaborer : une politique
réellement anti-raciste, la politique qu'il s'agit d'élaborer dans
une Europe traversée, une Europe qui ne pourra pas résister bien
longtemps à son devenir-minorité, au mouvement de sa
provincialisation21.
Depuis tous ces laboratoires où on se retrouve à lutter et vivre
aux côtés de gens avec lesquels on ne partage parfois aucun mot de
vocabulaire, comment composer une politique depuis les besoins et les
circulations des migrants, et depuis les inventions discursives et le
partage d'idées et d'expériences ? Comment depuis là porter
des positions conséquentes par rapport à une Europe qui va devoir
les accueillir, tout simplement parce qu'il n'est plus possible de
rester dans une Afrique ravagée par les guerre et dont les sols
s'assèchent. La revendication d'autonomie s'applique au niveau des
réponses transnationales, notamment quant aux conditions de demandes
d'asiles que de l'organisation locale et quotidienne d'un camp de
réfugié, et doit nous amener à nous démarquer d'une réponse
humanitaire qui minimiserait leurs possibilités concrètes. À un
niveau élémentaire : distribue-t-on de la nourriture, ou
donne-t-on les moyens de cuisiner ? qui organise l'entretien du
camp ? Au niveau immédiat de la frontière : comment la
faire ouvrir ? comment se positionner par rapport aux récentes
décisions, du gouvernement allemand notamment, d'accorder
massivement l'asile ? comment réinvestir politiquement la
revendication de l'ouverture des frontières ? et comment le
faire depuis une revendication d'égalité ? À un moment, à la
mi-juillet, après une assemblée non-mixte, les « migrants »
ont porté en assemblée mixte (« militants » et
« migrants ») leur décision de refuser les sacs de
nourriture de la croix-rouge : « We don't need their food
and charity, we need the border to be open. ».
Parfois sur le camp, on a l'impression que la « génération »
actuelle de ces candidats à l'exil, qui pour la plupart d'ailleurs
sont encore « à quai » au Maroc, en Libye ou encore en
Turquie, est celle qui souffre le plus, qui est la plus réprimée.
Pourtant, on ne peut pas s'empêcher de sentir aussi qu'il y a là un
mouvement comme inexorable, qu'il faut accompagner. Au-delà de la
réalité très quotidienne et individuelle des flux migratoires, des
passages de frontières et des administrations kafkaïennes, les
« migrants », celles et ceux qui en ce moment fuient leur
pays et cherchent refuge sont en train de devenir pour l'Europe
l'enjeu politique principal. C'est sa responsabilité, en tant
qu'espace historique d'une domination sur le monde entier, qui est
engagée, c'est-à-dire la responsabilité de tous les européens et
européennes, en tant que cet espace assure nos conditions
économiques et subjectives d'existence.
*
« Notre » parole –
en forme d'épilogue
« In
ten years, the people in Europe, they will have to speak arabic. »
Propos
d'un ami soudanais sur le Presidio.
« We
are a lot of migrants. They want to kick us out,
but
we are a lot of migrants. »
Propos d'un ami soudanais lors d'une discussion sur les
politiques migratoires à Montreuil durant ce mois de
septembre.
Cette condition européenne qui va devoir se laisser transformer,
comment peut-on s'y faire présent ? Il y aurait aussi à
repartir de notre expérience, de l'expérience de celles et ceux,
majoritairement blancs et blanches, venus en soutien, en respectant
ce sentiment d'être débordé. C'est peut-être cela même qui forme
notre subjectivité qui ne peut plus se maintenir une fois remise en
question par les « migrations ». C'est l'expérience que
l'on fait sur le camp, que l'on fait dans toutes les luttes aux côtés
des migrants : nos pratiques, nos conceptions de la politique,
notre manière de se vivre aussi en tant que « blanc »,
en tant qu'européen ne peuvent plus continuer à exister sans être
questionnées. C'est de ces rencontres, de ces transactions que l'on
pourrait produire un discours, que l'on est déjà en train
d'inventer un langage. On voit bien qu'on essaye de retenir un peu
d'arabe, que notre anglais se créolise. Quelle résonance donner à
ces rencontres, à ces déplacements ? Et comment donner de
l'écho, donner de la voix : comment composer une parole
publique qui prenne position par rapport à l'urgence de la situation
des migrants et les violences policières qu'ils subissent en même
temps que face à la répression des soutiens sur les lieux de
lutte22,
ainsi que les personnes jugées pour « délit de solidarité »
comme « passeurs », depuis l'expérience des migrants,
l'expérience de la solidarité, et l'expérience de la rencontre ?
Comment arracher l'urgence à l'empressement et à la bonne
conscience humanitaire et faire briller les éclats d'utopie qui
illuminent le camp de réfugiés, au détour d'une discussion
tardive, ou au cours d'une assemblée : ces moments où l'Europe
avec son confort, sa complaisance et ses mensonges, s'apprête à ne
plus être ce qu'on a connu. Ces moments où l'Europe s'apprête à
survivre à elle-même.
*
Ce texte a du mal à se terminer. Il y aurait beaucoup à
rajouter, et il semble qu'il ne soit pas facile de dialoguer avec
lui. J'espère en tous cas inciter à rejoindre. Il est tard, mais il
faut encore le relire et c'est là que la nouvelle tombe :
l'Autriche et l'Allemagne ont décidé de ne plus reconduire à la
frontière les demandeurs d'asile enregistrés en Hongrie, signant
selon un journaliste de Mediapart, la fin brutale des règles de
Dublin23.
Un éditorialiste de Die Zeit
en Allemagne écrivait même le 3 septembre « Une
expérience a commencé. Elle va modifier plus profondément
l’Allemagne que la réunification. Devant nous c’est l’inconnu
»24.
Pendant
ce temps là, à Vintimille, on continue de tenir face au mur, et on
prévoit un week-end de mobilisation. Pendant ce temps là aussi, de
l'autre côté de la frontière, un mouvement d'indignation, que
certains comparent à ce qui a pu suivre l'« attentat »
visant les dessinateurs de Charlie Hebdo. On reproche l'émotion
française qui ne débouche pas encore sur la « prise de
conscience ». La question se pose plus que jamais :
comment tracer la ligne entre le relais que l'on prend de la gestion
étatique de la crise, Welfare State qui ne va, lui, pas sans la main
droite de l'agence Frontex, et l'indignation humaniste, nouvelle
épisode de l'histoire de l'idéalisme, se préservant de tout
tentation concrète, de tout pragmatisme. Quel réel pragmatisme
oppose-t-on à la Realpolitik
étatique qui gère la « crise » ?
Ou :
de quelle attention à ce qui vient et nous environne déjà
sera-t-on capable ? de quelle générosité, non plus pour
donner, faire pour, mais bien faire
avec, saura-t-on faire
montre ? à quelle écoute, non plus pour connaître et
maîtriser, mais pour, enfin commencer à apprendre, se
risquera-t-on ?
Marseille-Montpellier-Paris
août-septembre 2015
Appel de Vintimille contre les contrôles au
faciès et les violences policières
Le 12 juin 2015, le Ministre de
l'Intérieur et le préfet du département Alpes-Provence ont décidé
de fermer la frontière entre la France à l'Italie.
Nous, exilés, avons donc décidé
de résister en occupant les rochers et un parking à 100 mètres
d'un barrage militaire. Chaque jour, nous nous organisons pour lutter
contre la déportation forcée en Italie, briser cette frontière et
finir notre voyage vers le pays qui nous convient le mieux pour
déposer notre demande d'asile.
De Vintimille à Nice, le
territoire est fliqué et toute personne qui a une « apparence
migrante » ou plutôt qui n'a pas la bonne couleur de peau est
automatiquement interpellée. Si notre accent ne leur plaît pas, que
nos noms et prénoms ne leurs semblent pas français (ou européens)
ou que nous leur répondons dans une autre langue européenne
(anglais), ils nous capturent et nous emmènent dans un commissariat
crée spécialement pour nous dans les locaux des anciennes douanes
françaises de la ville de Menton. Enfermé-e-s quelques heures, ils
nous remettent aux flics italiens qui nous forcent, par les coups ou
sous la menace des coups, à donner nos empreintes pour que nous ne
puissions pas déposer notre demande ailleurs. Ce n'est pas nous qui
sommes passés par l'Italie. C'est la France qui nous a déporté
ici. Toutes ces déportations ont lieu sous la seule autorité de la
police et de l'armée, sans avocat, sans juge, sans commission
d'étude des demandes d'asile !!!
Aux deux entrées de la ville de
Menton, la France a installé des barrages militaires et policiers
pour que nous ne puissions pas passer la frontière et tout exilé,
avec ou sans les bons papiers, est soumis à un contrôle d'identité.
Des enfants d'africains qui nous soutiennent subissent les mêmes
contrôles policiers parce qu'ils nous « ressemblent ». Certains
refusent de donner leur identité et leurs papiers car ils savent que
ces contrôles sont racistes et que seul le racisme permet de
déclencher ces pressions et violences policières. Du côté
italien, il y a des barrages militaires et policiers pour empêcher
les personnes bloqués à la gare de Vintimille et parqués dans le
camp de la croix rouge italienne où policiers et militaires font ce
qu'ils veulent de nous. Malgré les obstacles, d'autres nous
rejoignent et nous sommes de plus en plus nombreux !
Chaque jour les policiers
viennent nous mettre la pression sur le camp et des hélicoptères
survolent 24h/24 la zone.
En France, de pareilles
pressions sont subies par d'autres personnes qui, elles aussi,
n'auraient pas la bonne apparence. Nous pensons aux rafles organisées
dans les gares et transports publics, à l'entrée des quartiers
populaires où vivent les exilés arrivés avant nous et leurs
enfants. En France, il n'y a pas une frontière mais des milliers de
frontières installées contre celles et ceux qui n'ont pas la bonne
couleur de peau, qui ne viennent pas des bons quartiers, qui galèrent
pour avoir un titre de séjour ou le renouveler, avoir un logement
digne ou un travail.
Les contrôles et violences
policières que nous subissons n'ont rien à voir avec la situation
d'urgence créée par les massacres des civils au Proche-Orient et en
Afrique. Rappelons cependant que l'été dernier un Algérien est
mort lors d'une déportation forcée vers l'Algérie et que Ali ZIRI,
père de famille ouvrier, est mort suite à un contrôle d'identité.
Nous appelons donc à toutes les
personnes en France qui subissent les contrôles au faciès, les
violences policières, qui galèrent à obtenir des titres de séjour,
à faire reconnaître leur situation de réfugié, et à s'unir à
notre lutte, à se rapprocher pour partager nos manières de lutter,
nos réseaux, pour agir par tous les moyens utiles contre ces
politiques ségrégationnistes.
Nous appelons à des actions
pour rendre visible partout en France la situation que nous
subissons, ici dans le Sud de la France qui est devenue une zone de
non-droit pour nous tout-e-s, avec ou sans les bons papiers !
Nos solidarités n'ont pas de frontière ! Nos
solidarités briseront leurs frontières !
We are not going back ! We need to go !
Des exilés et enfants d'exilés
bloqués à la frontière de Menton !
1Écoute,
écoute ! [traduction de l'arabe]. Asma est aussi une
manière courante de s'interpeller, dans la rue, au téléphone...
2L'Europe
connaîtrait cette année le pire exode depuis la seconde guerre
mondiale :
http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/08/24/la-crise-des-migrants-s-invite-a-une-rencontre-entre-merkel-et-hollande_4734840_3214.html.
3Je
reviens plus loin sur la question de la dénomination. Pour le
moment j'utilise le terme migrants en général entre guillemets. À
Vintimille, ils sont principalement soudanais et soudanaises. Sur le
camp, s'il y a eu des familles, et qu'il y a des femmes seules, les
« migrants » sont principalement des hommes.
4De
même que concernant la dénomination « migrants », la
dénomination de blanc ne peut se passer d'une mise au point. Si les
« soutiens » italiens et français sont pour la plupart
blancs de peau, soit des sujets majoritaires dans les rapports de
race, il y a des militants et des militantes racisés, et les
membres de deux associations qui servent des repas chauds le soir
sur le Presidio (Association Fraternité du Savoir et Au cœur
de l'espoir, toutes deux de Nice) sont principalement des personnes
racisées. Cela étant, ce texte évoque essentiellement des
« militants » qui restent sur le camp, dont j'étais.
J'emploie le terme blanc entre guillemets, pour mettre en tension
critique les effets de réification du terme blanc et pour ne pas
subsumer les rapports de race et de racisme qui traversent et
définissent les rapports au sein du camp et entre les soutiens, et
pour ne pas non plus produire une image homogène des « soutiens ».
« Les blancs » ou « les militants »
n'existent pas, pas plus que « les migrants ». En
revanche, tout comme les migrants, les militants font collectif,
tiennent des positions politiques. Parmi les militants se produisent
aussi des moments politiques, se tiennent des positions
anti-raciste, qui se produisent aussi contre des attitudes et des
gestes racistes sur le camp lui-même (je reviens là-dessus plus
loin). J'utilise aussi le terme blanc sans guillemets pour maintenir
en tension une dimension politique d'adresse par rapport aux
rapports de race.
5We
are strong if you are here, traduction consultée ici :
https://blogs.mediapart.fr/blog/mediapart13/160815/we-are-strong-if-you-are-here-un-mois-de-presidio-ventimiglia,
et modifiée. La version originale (italienne) là :
http://www.wumingfoundation.com/giap/?p=21962.
6Traduction
partielle d'un entretien réalisé avec Taher Mohamed, Ahmad et
Abdallah le 15 juillet 2015 sur le Presidio.
7Je
cite ici à titre d'exemple une proposition graphique, qui pose la
question de savoir comment représenter des flux migratoires,
remettant pratiquement en question la linéarité afférante à
l'usage policier des différentes administrations chargées de
retranscrire les trajectoires individuelles des personnes
« migrantes » :
http://www.mediapart.fr/portfolios/comment-representer-un-voyage-migratoire.
8Peut-être
peut-on aussi comprendre depuis là les revendications
démocratiques, ou des « droits de l'homme » telles
qu'adressées par les migrants aux gouvernements : elles
deviennent des choses tout à fait concrètes, matérielles. Il
s'agit de questions économiques, de sécurité, de libertés
élémentaires, pour des personnes qui fuient la dictature
érythréenne, le Soudan ou la Syrie en guerre.
9Le
centre d'hébergement d'urgence de la Croce Rossa Italiana se situe
derrière la gare de Vintimille. Je reviens plus loin sur son
organisation. Notons qu'auparavant, la croix-rouge tenait également
un barnum à la frontière pour faire la distribution de nourriture,
barnum qu'ils ont démonté courant juillet pour ne plus que
distribuer que des sacs contenant une boîte de thon, un morceau de
pain, quelques gâteaux et une bouteille d'eau.
10Rappelons
que les accords dits de Dublin III prévoient que les demandeurs
d'asile en Europe déposent leur demande dans le pays de l'espace
Schengen par où ils sont entrés et où ils sont censés avoir été
enregistrés, en l'occurrence, l'Italie. Précisons que les
autorités italiennes ont aussi présenté aux migrants les prises
d'empreinte comme un dispositif de régulation interne ne donnant
pas lieu à l'enregistrement sur Eurodac et donc ne mettant pas en
péril la demande d'asile dans un autre pays.
Et ajoutons enfin que si les « migrants » ne souhaitent
pas s'enregistrer en Italie, c'est parce que les conditions
d'accueil (notamment économiques, soit au niveau de l'allocation
financière qu'ils perçoivent, et également les chances
d'acceptation) sont censées être moins bonnes qu'en France, et
beaucoup moins bonnes qu'en Suède ou en Angleterre.
11Je
me réfère ici à Jacques Rancière quand il pense la xénophobie
comme une « théorie et une pratique de stigmatisation, de
précarisation et d’exclusion qui constituent aujourd’hui un
racisme d’en-haut : une logique d’État et une passion de
l’intelligentsia », et partant déconstruit l'argument qui
associerait le racisme et l'opposition à l'immigration
post-coloniale à la manifestation d'une irrationalité, prêtée
aux classes populaires, que les populistes flatterait. Il y a bien
non seulement une composante de mépris de classe dans l'image que
se donnent les politiques racistes, et surtout il y va là d'une
mystification de leur origine et de leur actualité politique et
matérielle (cf : Le racisme comme création de l’État,
conférence de 2010 consultée là :
http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article2132).
12Contrôles
aux faciès que la préfecture des Alpes maritimes dénie
(http://ademonice06.com/wp-content/uploads/2015/08/r%C3%A9union-pr%C3%A9fecture-12ao%C3%BBt-2015.pdf),
mais pour lesquels le gouvernement français, ailleurs, a été
condamné cette année :
http://www.liberation.fr/societe/2015/06/24/controles-au-facies-une-breche-est-creee-dans-le-droit_1336348.
13Durant
le mois d'août, l'un des enjeux du débat public est celui de la
dénomination migrant, ou réfugié, ou... Aljazeera avait annoncer
avoir décidé de ne plus employer le terme migrant qui
« déshumanise » les personnes concernées :
http://www.aljazeera.com/blogs/editors-blog/2015/08/al-jazeera-mediterranean-migrants-150820082226309.html.
Les journalistes du monde ont quant à eux réagi :
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/08/25/migrant-ou-refugie-quelles-differences_4736541_4355770.html.
Le terme « migrant » reste, au moins par les soudanais
en rade au Presidio, le terme utilisé pour se nommer
eux-mêmes dans la situation, et pour produire des interpellations,
du moins durant la période que j'ai passé là. Il y avait déjà
là une raison suffisante pour trancher et généraliser au moyen du
terme migrant. Ici, le terme « migrants » est donc
situé. À la fois il est le terme utilisé par les personnes
elles-mêmes, et on cherche à dialectiser ladite « crise
migratoire » : maintenir la tension problématique de la
dénomination sans mystifier l'humanité qui serait rendue en
adoptant un autre terme général. C'est aux États et non aux
médias, qui ne contrôlent ni l'opinion ni les gens eux-mêmes, de
rendre l'humanité en abandonnant leurs politiques racistes et
discriminatoires. Et puis : à Calais (et parfois aussi à
Vintimille, cf : l'Appel reproduit en annexe) lesdits migrants
se définissent comme et s'adressent en tant qu'« exilés ».
Je crois qu'un tel terme n'émerge que depuis une expérience
politique, produite et impliquée par une certaine durée, telle
qu'à Calais elle existe et elle s'éprouve. J'ajouterais en ce qui
concerne les soutiens que l'on est aussi pris dans des processus
politiques qui nous permettent parfois de désigner les personnes
avec lesquelles on vit et aux côtés desquelles on lutte comme nos
« camarades », ou bien de nos « amis soudanais »,
mais qu'il ne me semblait pas pertinent ici de généraliser,
notamment par rapport au fait que ce texte entend aussi mettre à
l'épreuve des positions quant à « la » situation
« générale ».
14Cet
appel est reproduit à la fin de ce texte.
15Voir
aussi : Carine Fouteau, De Vintimille à Calais, Cazeneuve
en garde-frontière zélé de l'Europe, consulté là :
http://www.mediapart.fr/journal/international/040815/de-vintimille-calais-cazeneuve-en-garde-frontiere-zele-de-leurope.
16Sans
avoir appelé ou avoir réquisitionné de la main-d'œuvre issue du
reste du monde, sans avoir envoyé de la main-d'œuvre dans les
parties du monde qu'elle a soumis à sa domination coloniale, et
sans avoir elle-même envoyé des « migrants », qui ont
toujours assuré une entreprise « économique », à
travers le monde, pour commercer, coloniser ou organiser des formes
de « coopération » post-coloniale...
17Qui
semble s'être perdu dans les filets de la toile...
19S'il
fait une généalogie un peu vertigineuse des passeurs, le texte
« Il s’agit d’une guerre aux migrants : pas de la fatalité
ou de la responsabilité des passeurs » du réseau Migreurop
pose le problème des « passeurs » en éclatant sa
figure unifiée de profiteur de la misère (comme si la misère
était un phénomène naturelle dont on tirait profit) et le remet
en tension avec la diversité des devenirs des migrants. Consulté
ici : http://blogs.mediapart.fr/blog/migreurop/
20White
man, listen ! est le titre d'un livre écrit en 1957 par
Richard Wright, écrivain et militant de la cause noir aux
États-Unis (auteur de Black Boy notamment). Asma !
Écoute !, c'est le
terme arabe que l'on emploie pour s'interpeller.
21En
tant qu'elle se considère, notamment sur le plan « intellectuel »
comme le centre entourée de provinces – le reste du monde qu'elle
a précédemment soumis à sa domination coloniale – qu'elle
influencerait et formerait, mais qu'elle est en train d'être remise
à une place de périphérie par certains appareils de production
scientifique issus du monde « post-colonial ».
22Arrestations
et interdictions de présence sur la commune de Vintimille pour six
camarades suite à la manifestation à la frontière le 10 août,
procès pour outrage, rébellion et violence pour un camarade en
attente de son procès, d'autres interdictions de présence sur la
ville et d'autres inculpations en France depuis...
cf :https://www.facebook.com/notes/
presidio-permanente-no-border-ventimiglia/si-balla-a-ponte-san-luigi-ca-danse-%C3%A0-pont-saint-louis-ita-fr/809955065789342;
et http://noborders20miglia.noblogs.org/.