Asile et Immigration en Belgique : « Changer la figure du migrant »
Par Grégory Mauzé
texte diffusé sur le site de l'Association Culturelle Joseph Jacquemotte (ACJJ)
Dans
leur lutte pour faire valoir leurs droits, les sans-papiers et demandeurs d’asile
sont souvent confrontés à un constat amer : à défaut d’un soutien actif
d’une majorité de citoyens, toute tentative d’ébranler les fondements de la
politique migratoire ultra-restrictive semble vouée à l’échec. Une impasse
révélatrice de l’urgence qu’il y a à changer le regard que portent les nationaux
sur les nouveaux arrivants.
Dans un coin de l’ancienne école
qu’ils occupent depuis deux semaines, des membres du collectif des « 450
afghans » qui réclament un moratoire sur les expulsions vers leur pays en
guerre et leurs soutiens belges tiennent conseil. L’ambiance est morose. Éreintés
par plusieurs mois de manifestations auxquelles répondent intimidations et
répression des pouvoirs publics, les candidats réfugiés manquent de tout. Une
nouvelle intervenue dans la journée achève de briser le moral des
troupes : le juge vient de le leur notifier leur prochaine expulsion des
lieux, la septième en deux mois. Entre doute et détermination, un constat se
fait lancinant : chaque fuite en avant répressive de la part des
mandataires politiques en charge de l’asile et de l’immigration contribue à augmenter
leur popularité. Une observation lucide qui conduit à poser l’inévitable
question : comment inverser la vapeur et gagner la bataille de
l’opinion ?
Cette interrogation restera non
tranchée durant la suite des débats. Et pour cause : elle taraude depuis
des générations les migrants et ceux qui ont pris part à leur combat, sans qu’ils
parviennent à y opposer une réponse efficace. Il faut dire que la gageure est
de taille : dans le monde politique contemporain, la posture consistant à
pointer les étrangers comme un danger dont seul un strict contrôle des
frontières permettrait de se prémunir constitue une ressource essentielle. Bien
maitrisée, elle présente la vertu de s’autoalimenter une fois la machine
correctement lancée. La sévérité des réponses politiques conforte alors les
citoyens dans leur hostilité première envers des nouveaux arrivants, assurant
par là une popularité certaine à ceux qui les mettent en œuvre.
Le succès en demi-teinte de la
stratégie de communication des demandeurs d’asile afghans est à cet égard révélateur
des limites qui caractérisent plus généralement les mouvements de migrants.
Leurs démarches auprès de la société civile a notamment permis de réunir un
comité de soutien d'une cinquantaine d’associations, et d’avoir imposé ces
dernières dans le débat médiatique, en dépit d’un contexte largement
défavorable. Mais ce résultat honorable contraste avec les cinglantes fins de
non-recevoir adressées jusqu’à présent par les pouvoirs publics à leurs
revendications. Certes, le travail de plaidoyer politique reste fondamental,
d’autant que les migrants, catégorie précaire s’il en est, ne peuvent espérer
faire valoir leurs intérêts directement auprès des décideurs. Étant donné la
centralité de l’opinion dans la définition des politiques migratoires, sa
conquête s’impose toutefois comme un pré requis absolu.
Contourner
le blocus médiatique.
Un
tel objectif nécessite en premier lieu de comprendre les ressorts de
l’élaboration de l’opinion publique sur cette question. De nombreux travaux
universitaires insistent notamment sur le rôle de croyances –
souvent infondées – dans la détermination
des préférences individuelles vis-à-vis de l’immigration.
Ainsi les citoyens nationaux tendent-ils à percevoir leur rapport aux nouveaux
arrivants comme un jeu à somme nulle. Comme le soulignent les chercheurs Jérôme
Héricourt et Gilles Spielvogel, cette inclinaison à la xénophobie se trouve
renforcée dans un contexte de crise, dans lequel « toute politique publique de soutien à
l’intégration et à la réussite économique des immigrés est perçue comme une
spoliation par les nationaux ».
Le dernier
baromètre social de la Wallonie est à cet égard éloquent : les Wallons
estimeraient ainsi à 25 % la proportion d’étrangers présents sur le
territoire national, soit le double du chiffre réel.
Alors qu’ils sont 68 % à considérer l’immigration comme une charge sociale
pour le pays d’accueil, le taux tombe à 48 % pour les répondants qui
évaluent avec le plus de justesse le poids effectif de la population. Ce
constat corrobore l’hypothèse selon laquelle le jugement porté sur les
personnes migrantes est intimement lié à sa perception plus ou moins correcte.
Partant, une meilleure information sur le sujet, en permettant une approche
dépassionnée, contribuerait à changer la façon d'aborder le phénomène
migratoire.
Cet
impératif de pédagogie se révèle difficilement compatible avec la dynamique en
cours dans les médias dominants, secteur pourtant au cœur du processus de
formation et d’homogénéisation de l’opinion. Le poids croissant des exigences
commerciales dans le fonctionnement des rédactions implique une course au récit
médiatique vendeur, qui conduit à traiter les questions liées à l’immigration
sous un angle sensationnaliste. « Alors
que les thématiques migratoires sont extrêmement complexes, on cherche de plus
en plus à les confier à des journalistes généralistes qui auront tendance à
traiter superficiellement le sujet, conformément à la ligne éditoriale »
témoigne Martine Vandemeulebroucke, ancienne journaliste spécialisée dans les
questions d’asile et d’immigration au quotidien Le Soir.
Cette même
dynamique conduit les principales rédactions à déconnecter les revendications
des migrants des problématiques dont elles sont à l’origine. L’entrée en grève
de la faim de l’avocate des afghans Selma Benkhelifa pour protester contre le
non-respect du droit d’asile fut ainsi reléguée à la section « faits
divers » du site internet de la chaîne RTL.
En outre, l’absence de soubresaut télégénique propice à une couverture
dramatisée des événements a conduit les médias à ramener celle du mouvement des
« 450 afghans » à sa plus simple expression. « On n’a jamais eu autant de soutien associatif, des écoles, des
syndicats et de la société civile organisée et parallèlement aussi peu de
couverture médiatique pour un mouvement de ce genre » déplore Selma
Benkhelifa.
La faible
disposition des rédactions les plus influentes à offrir des clés de lecture qui
permettraient de comprendre la lutte des mouvements migrants confronte ces
derniers à un double défi : il s’agit d’une part d’intégrer cette donne
dans leur stratégie de communication, en tentant notamment d’éviter une
couverture négative. D’autre part de parvenir à contourner le blocus médiatique
en vue de faire connaître leur cause par d’autres moyens.
Éducation populaire.
La
stratégie des pouvoirs publics visant à éluder les aspects les plus
controversés des politiques migratoires, la réponse naturelle consisterait à se
saisir de toutes les occasions possibles pour ramener les migrants à leur humanité.
À cet égard, les actions de proximité qui touchent au quotidien des citoyens
ont cette vertu de redonner une dimension concrète à une réalité volontairement
maintenue dans l’abstraction. On a ainsi pu assister ces derniers mois à de
nombreuses mobilisations locales pour soutenir des demandeurs d’asile déboutés
parfaitement intégrés, dont l’injonction à quitter le territoire a ému une
partie de la population, notamment en Flandre. Ces situations – et le pathos
qu’elles charrient – se prêtent idéalement à une mise en récit médiatique, et
ont dès lors été abondamment relayées par les principales rédactions du nord du
pays.
S’ils
peuvent susciter certains espoirs compte tenu de l’atmosphère xénophobe
dominante, ces élans de soutien, qui transcendent souvent les clivages
partisans, sont
généralement déconnectés d’une critique fondamentale des politiques à l’origine
de ces situations. Ce positionnement conduit alors à établir une hiérarchie
entre les migrants menacés d’expulsion. « On
défend son voisin, pas le groupe dont il fait partie », constate
Martine Vandemeulebroucke, qui pointe le décalage entre le traitement réservé
aux Afghans assimilés en Flandre et le désintérêt concomitant pour les
« 450 Afghans », dont la détresse respective trouve pourtant ses origines
dans les mêmes décisions politiques. Tout
appréciables qu’elles puissent être pour les personnes concernées, ces démarches
axées sur l’émotionnel constituent en réalité un frein à une analyse
susceptible d’enrayer structurellement la perception négative du phénomène
migratoire.
La
sensibilisation et l’information destinées à déconstruire les idées reçues sur
cette thématique semblent dès lors essentielles pour faire évoluer les
mentalités. En l’absence d’une intégration de ces questions au niveau des
cycles d’éducation scolaire, cette responsabilité échoit à la société civile.
Les associations d’éducation populaire et permanente avec leur approche ascendante
et participative se révèlent particulièrement adaptées pour fournir
l’indispensable effort de pédagogie requis. Focus sur l’inégalité des échanges
nord-sud, souvent aux sources des flux migratoires ; enjeux du droit
d’asile et des obligations internationales en matière d’accueil pour les
réfugiés ; travail sur l’ampleur des mouvements de population vers les
pays occidentaux, qui contribue à rendre caduque la parabole de la « forteresse
assiégée »… des champs de sensibilisation qui représentent autant de
fenêtres d’opportunité pour éclairer la population sur les enjeux des
migrations, et donc susceptibles de faire évoluer leur rapport à ces dernières.
Si de
telles campagnes axées sur les dimensions humanitaires existent et sont parfois
efficaces, elles présentent le risque de prêcher entre convaincus, sans
dépasser de façon significative le cercle de militants qui gravitent autour de
ces associations. Ce travail est en outre entravé en Belgique par la présence de deux opinions
publiques fondées sur des espaces linguistiques distincts, ce qui ralentit les
actions communes au niveau national, pourtant nécessaires étant donné le
caractère fédéral de la politique migratoire.
Mais la
principale limite de cette approche didactique réside surtout dans sa dimension
éthique. Le calcul selon lequel une meilleure perception de l’immigration
découlerait naturellement de sa meilleure compréhension se fonde en effet sur l’aspiration
supposée des individus à la justice. Un postulat qui ne se vérifie pas
toujours, a fortiori en temps de crise économique où la crainte d’une
raréfaction des ressources (salaires, emplois, accès à l’État-providence, etc.)
tend à rendre les citoyens imperméables aux arguments humanitaires. Aussi
nécessaire qu’elle soit, cette pédagogie des causes de l’immigration se révèle
donc insuffisante. Pour espérer faire bouger les lignes, elle doit
s’accompagner d’une approche plus pragmatique fondée sur les intérêts bien
compris des nationaux.
Communauté d’intérêts.
Cette
approche complémentaire porte un nom : la conscientisation de classe. Replacer
les migrants dans le contexte de l’antagonisme capital-travail permet en effet
de mettre en évidence la relation d’exploitation qu’ils partagent avec les
travailleurs nationaux. Une
telle perspective passe non seulement par une réactivation du sentiment
d’appartenance de classe – qui s’est réduit comme peau de chagrin au cours des
dernières décennies –
chez ces derniers, mais également par une affirmation de celui-ci chez les
travailleurs migrants, pour qui une telle identification ne va pas non plus de
soi .Elle
requiert également de déconstruire pièce par pièce les arguments des tenants d’une
approche sécuritaire et répressive : impuissante à réduire de façon
significative la présence étrangère, celle-ci a surtout pour effet de
précariser la situation des personnes en situation irrégulière, lesquelles sont
dès lors condamnées à un travail au noir qui les cantonne à la
sous-prolétarisation.
Ce travail
de longue haleine pourrait être facilité en Belgique par l’importance qu’y
occupent les syndicats. En tant que représentantes des travailleurs, ces institutions
sont en première ligne pour mettre en évidence les implications socialement
mortifères des politiques migratoires actuelles. « Personne
n’a intérêt à ce que se développe une zone de non-droit, dont pâtissent à la
fois les sans-papiers exploités et les travailleurs nationaux victimes de cette
concurrence faite à l’économie légale. » Analyse
Martin Willems, secrétaire permanent à la Centrale nationale des Employés
(CNE).
Alors
qu’elle avait pu par le passé entretenir un rapport parfois ambivalent à l’immigration,
la pratique syndicale en Belgique se place désormais sous le signe de
l’ouverture et de l’égalité des droits sans distinction de nationalité ou de
légalité statutaire. Les deux principaux syndicats du pays (Confédération des
Syndicats Chrétiens [CSC] et Fédération Générale des Travailleurs de Belgique [FGTB])
disposent désormais d’un collectif de travailleurs sans-papiers, lesquels
cotisent et bénéficient du même statut que les autres affiliés. Le travail de
sensibilisation aux questions migratoires est progressivement réinvesti en
interne, avec un certain succès en termes de déconstruction d’idées reçues.
Une plateforme de réflexion et d’action en
partenariat avec la société civile a en outre été mise en place pour défendre
une vision alternative de l’immigration, en lien avec les questions
socio-économiques. « Il est fondamental
de montrer que quand on active les chômeurs, qu’on baisse les salaires, et
qu’on refuse d’octroyer des droits aux migrants, on est dans la même logique
qui vise à précariser la condition salariale » insiste Myriam Djegham, militante
syndicale membre du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC). La communauté
d’intérêts qui unit migrants et non-migrants établis, il devient beaucoup plus
aisé de déconstruire l’argument – potentiellement opposable à l’approche
humanitaire – selon lequel l’octroi de droits aux allochtones se ferait au
détriment des citoyens nationaux.
Aussi
limpide soit-il, ce message n’est pas toujours facile à faire passer au grand
public. « L’une des démarches possibles
pour changer la figure du migrant serait de médiatiser les cas individuels qui
illustrent le fait que migrant n’est pas la cause du dumping social, mais qu’il
est le premier à en subir les conséquences », explique Eva Jiménez Lamas,
responsable du groupe « travailleurs migrants » à la CSC. Un exemple
encourageant nous vient de la France, avec la grève des travailleurs
sans-papiers déclenchée en 2009 contre des plans de licenciements dans le
secteur de la restauration. En quelques semaines, les sans-papiers concernés
sont passés du statut de voleurs d’emplois à celui de travailleurs astreints
aux mêmes devoirs sans bénéficier des mêmes droits.
Plus
que le contenu émotionnel de cette grève déclenchée en pleine chasse
sarkozienne aux clandestins, c’est surtout la triste banalité de ce
conflit social qui a ému l’opinion publique, qui découvrit tout à coup une
catégorie de la population surexposée aux offensives patronales. « Les grévistes ont été défendus comme
n’importe quels travailleurs confrontés aux plans de licenciements. » Témoigne
Raymond Chauveau de la Confédération Générale du Travail (CGT), qui a coordonné
au niveau national ce mouvement parti de la base.
Le succès de cette grève illustre à merveille la nécessité d’accompagner la perspective de classe par une inscription à part entière des migrants dans les combats qui les concernent. En initiant et en portant les mouvements pour leur reconnaissance politique, sociale ou civique, ceux-ci se placent d’emblée dans un rôle d’acteurs, plutôt que de victimes pour lesquelles il faudrait faire preuve de compassion. L’auto-organisation devient alors un antidote aux discours identitaires qui jouent de la concurrence entre groupes précarisés. « Nous ne demandons pas de traitement de faveur ni de pitié, mais la reconnaissance de nos droits », explique Samir Hamdard, porte-parole du collectif des afghans, lassé des procès en chantage émotionnel intentés par la Secrétaire d’Etat à l’asile et à l’immigration, Maggie De Block.
Cette nécessité d’éviter le paternalisme implique une claire répartition des rôles entre les organisations de migrants et les mouvements qui les soutiennent. Si leur action se révèle souvent indispensable pour obtenir des résultats concrets, l’importance prise par ces derniers présente parfois le risque d’éluder les revendications spécifiques des migrants, de même que leur rôle dans leur propre combat. Il ne reste alors qu’un pas pour un retour à une conception morale.
La solidarité plutôt que la
charité.
Au final, c’est donc la solidarité,
entendue comme « relation d’entraide et de soutien entre personnes ayant
conscience d’une communauté d’intérêts », qui semble la plus à même d’impulser
une rupture avec la perception majoritairement négative du phénomène
migratoire. Le sentiment d’appartenance commune entre migrants et non-migrants
est en effet le plus prompt à convaincre les citoyens qu’une opposition active
contre les politiques migratoires actuelles s’impose, indépendamment de la
sensibilité manifestée par ailleurs pour la situation extrêmement précaire des
illégaux. À l’inverse, le discours fondé sur les aspects humanitaires, en se
fondant sur des conceptions éthiques individuelles qui confinent
parfois à la charité, se révèle insuffisant, a fortiori dans un contexte de
crise propice à la raréfaction des comportements altruistes.
L’ampleur des problèmes humains
et sociaux générés par la gestion de l’asile et de l’immigration économique
nécessite néanmoins de mobiliser toutes les ressources à même d’infléchir le
paradigme sécuritaire et répressif, tout en prenant garde à une juste
hiérarchisation des arguments et des méthodes employées. « Il n’existe aucune solution miracle, et il est illusoire
d’attendre des résultats à court terme. Il est toutefois vital d’agir sur tous
les niveaux possibles, car on perd du terrain », résume Cécile
Vandersteppen du Centre National de Coopération au Développement (CNCD-11.11.11.).
Faire vibrer le maximum de cordes sensibles sans risquer la disharmonie, sur un
instrument essentiellement aux mains de leurs adversaires... Tout le défi imposé
aux mouvements engagés dans cette lutte déséquilibrée.
*Les
citations non-référencées sont tirées d’entretiens avec leurs auteurs.